à Berlin 12 janvier 1751
Enfin voici notre chambellan Damon: il vous remettra mon gros paquet, il couchera dans mon lit: j'aimerais mieux y être que dans celui où je suis.
C'est pourtant le lit du grand électeur. C'est le bisaïeul du roi régnant. Chaque pays a son grand homme. Il avait du moins un bon lit, chose assez rare de son temps. Le dernier roi ne connaissait pas ce luxe là. Il serait bien étonné de me voir ici, et encore plus d'y voir un opéra italien. Il avait beaucoup d'argent et des chaises de bois. Les choses ont un peu changé. On a conservé l'argent, on a gagné des provinces, et on a rembourré les fauteuils. Ce n'est pas que je sois logé ici aussi bien que chez moi, mais je le suis beaucoup mieux que je ne mérite. Nous avons joué Zaïre. La princesse Amélie était Zaïre, et moi le bonhomme Lusignan. Notre princesse joue bien mieux Hermione, aussi est ce un plus beau rôle. Madame de Tirconel s'est très honnêtement tirée d'Andromaque. Il n'y a guère d'actrices qui aient de plus beaux yeux. Pour milord Tirconel c'est un digne Anglais. Son rôle est d'être à table. Il a le discours serré et caustique, je ne sais quoi de franc que les Anglais ont, et que les gens de son métier n'ont guère. Le tout fait un composé qui plaît. Vous m'avouerez qu'un Anglais envoyé de France en Prusse, des tragédies françaises jouées à la cour de Berlin, et moi transplanté à cette cour auprès d'un roi qui fait autant de vers que moi pour le moins, voilà des choses auxquelles on ne devait pas s'attendre. Lisez bien mon gros paquet que Damon doit vous rendre, et envoyez moi vos ordres par le courrier de Hambourg. Damon est un vrai nom de comédie, mais il ne joue que sa comédie de négociateur. Pour moi je ne m'accoutume ni au rôle que je joue, ni à votre absence, soyez en bien convaincue.