1750-09-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher et respectable amy, vous m'écrivez des lettres qui percent l'âme et qui L'éclairent.
Vous dites tout ce qu'un sage peut dire sur des rois, mais je maintiens mon roy une espèce de sage. Il n'est pas un Dargental, mais après vous, il est tout ce que j'ay vu de plus aimable. Pourquoy donc me dira t'on, quittez vous monsieur d'Argental pour luy? Ah mon cher amy ce n'est pas vous que je quitte, ce sont les petites cabales, et les grandes haines, les calomnies, les injustices, tout ce qui persécute un homme de lettres dans sa patrie. Je la regrette sans doute cette patrie, et je la reverray bientôt. Vous me la ferez toujours aimer, et d'ailleurs je me regarderay toujours comme le sujet et comme le domestique du roy. Si j'étois bon Français à Paris à plus forte raison le sui-je dans les pays étrangers. Comptez que j'ay bien prévenu vos conseils, et que jamais je n'ay mieux mérité votre amitié, mais je suis un peu comme Chiampot la perruque. Vous ne savez peutêtre pas son histoire. C'étoit un homme qui quitta Paris par ce que les petits garçons couroient après luy. Il alla à Lyon par la diligence, et en descendant, il fut salué d'une huée de polissons. Voylà àpeuprès mon cas: Darnaud fait icy des chansons pour les filles, et on imprime dans les gazettes, chanson de l'illustre Voltaire pour l'auguste princesse Amélie. Un chambellan de la princesse de Bareith, bon catolique, ayant la fièvre, et le transport au cervau, croit demander un lavement, on luy aporte le viatique et l'extrême onction, il prend le prêtre pour un apoticaire, tourne le cu, et de rire. Une façon de secrétaire que j'ay amené avec moy, espèce de rimailleur, fait des vers sur cette avanture, et on imprime, vers de l'illustre Voltaire sur le cu d'un chambellan de Bareith et sur son extrême onction. Ainsi je porte glorieusement les péchez de Darnaud et de Tinois, mais malheureusement j'ay peur que les mauvais vers de Tinois portez par la bauté du sujet ne parviennent à Paris, et ne causent du scandale. J'ay grondé vivement le poète, et je vous prie si cette sottise parvient dans le pays natal de ces fadaises, de détruire la calomnie, car quoy que les vers aient l'air à peu près d'être faits par un laquais, il y a d'honnêtes gens qui pouroient bien me les imputer, et cela n'est pas juste. Il faut que chacun jouisse de son bien. Franchement il y auroit de la cruauté à m'imputer des vers scandaleux, à moy qui suis à mon corps deffendant, un exemple de sagesse dans ce pays cy. Protestez donc je vous en prie dans le grand livre de madame Doublet contre les impertinents qui m'attribueroient ces impertinences.

Je vous écris un peu moins sérieusement qu'à mon ordinaire, c'est que je suis plus guai. Je vous reverrai bientôt, et je compte passer ma vie entre Federic, le modèle des rois, et vous, le modèle des hommes. On est à Paris en trois semaines, et on travaille chemin faisant, on ne perd point son temps. Qu'esce que trois semaines dans une année? Rien n'est plus sain que d'aller. Vous m'allez dire que c'est une chimère. Non, croyez tout d'un homme qui vous a sacrifié le pape.

Nous jouâmes avant hier Rome sauvée. Le roy étoit encor en Silésie. Nous avions une compagnie choisie. Nous jouâmes pour nous réjouir. Il y a icy un ambassadeur anglais qui sait par coeur les Catilinaires. Ce n'est pas mylord Tirconel, c'est l'envoyé d'Angleterre. Il m'a fait de très beaux vers anglais sur Rome sauvée. Il dit que c'est mon meilleur ouvrage. C'est une vraye pièce pour des ministres. Madame la chancelière en est fort contente. Nos Daguessau aiment icy la comédie, en réformant les loix. Adieu, je suis un bavard, je vous aime de tout mon cœur.