1750-09-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous devez mon cher et respectable amy avoir reçu plusieurs lettres de moy, et madame Denis doit vous en avoir rendu une.
Elle doit vous avoir dit que je vous sacrifie le pape, mais pour le roy de Prusse cela est impossible. Je n'iray point en Italie cet automne, comme je l'avois projetté. Je viendray vous voir au mois de novembre, j'auray la consolation de passer l'hiver avec vous, et je reverray souvent ma patrie parceque vous y demeurez. J'ay remis mon voiage d'Italie à un an, et je vous embrasseray par conséquent dans un an. Ces points de vue là sont bien agréables, et les voiages sont charmants quand on vous retrouve au bout. L'Italie et le roy de Prusse sont chez moy deux vieilles passions qu'il faut satisfaire. Mais je ne peux traitter Federic le grand comme le st père. Je ne peux le voir en passant. Je vous répète encore que vous aprouverez mes raisons, ouy vous me plaindrez de m'être séparé de vous, et vous ne pourez me condamner. je ne sçais comment vont les tracasseries de Lequien. Pour nous, nous jouons icy Rome sauvée sans tracasserie, je gronde comme je faisois à Paris, et tout va bien. Nous avons déjà fait trois répétitions. J'essayeray le rôle d'Aurelie, et au mois de novembre, vous me jugerez. Je retrouveray mon petit téâtre, nous tâcherons d'amuser madame Dargental. Tout ce tracas là fait du bien à la santé. Voiager et jouer la comédie vaut presque les pillules de Stall. Quesce que trois ou quatre cent lieues? Bagatelle. Voyez les Romains, ces anciens maîtres de nous autres barbares, ils couroient de Rome en Afrique, au fonds des Gaules, dans l'Asie. C'étoit une promenade. Nous nous effrayons d'aller à dix lieues. Les parisiens sont de francs sibarites. Vive le roy de Prusse, il va à Konisberg comme vous allez à Neuilly. Mais mes anges de tous ces voiages, les plus guais seront ceux que je feray pour vous. Messieurs de Neuilly je suis à vous pour la vie. Mandez moy donc des nouvelles de la santé de madame Dargental.

Adieu, adieu, aimez moy toujours je vous en prie.

V.