1751-10-13, de Augustin Louis Marie Texada, marquis de Ximénès à Voltaire [François Marie Arouet].

(Je mets mon Xà la tête au lieu de la mettre à la fin de ma lettre).

Enfin vous triomphez des cœurs et de l'Envie.
Mahomet, comme un dieu, règne sur nos esprits
Et trouve, par votre art, au milieu de Paris
Autant d'adorateurs qu'il en eut dans L'Asie.

Reste à faire triompher Rome et Ciceron. Ce prince des orateurs mérite bien d'être vangé, et par qui peut-il l'être aussi bien que par vous? pourrait-il remettre sa cause en de meilleures mains? Cependant je ne sais si tout grand homme que fut Ciceron il seroit bien content d'être défendu par vous. Un pareil défenseur, ressemble assez (du moins en un point) à ces maires du palais qui laissoient à des roys oisifs et fainéants des titres pompeux et inutiles, quand ils s'en approprioient toute l'autorité.

Quoy qu'il en soit, je ne suis point inquiet de votre ouvrage, mais bien de vos acteurs.

Vous faites penser Ciceron et Cesar, mais qui les fera parler?

Votre rôle D'Aurelie surtout me fait trembler. En vérité une Romaine et une Romaine épouse de Catilina ne ressemble guères à la jeune et tendre Zaire, à la naïve Lucinde ny à l'impatiente Zeneide, et ne doit pas s'exprimer comme elles. Voilà cependant les seuls rôles où mlle Gaussin ait mérité par son talent des applaudissements, qu'elle a dû, dans sa jeunesse, à ses amants et à ses charmes que vous ne reconnoitriez plus.

Vous voyez que je romps le silence avec courage sur un article assez délicat. Mais je suis trop de vos amis pour ne pas vous parler avec cette liberté.

Je puis me tromper, mais je ne vous trompe sûrement point.

Vous avez des amis qui vous aiment pour eux, moy je vous aime pour vous.

Leurs intérêts particuliers quelquefois les font parler, le vôtre seul m'inspire.

Je sais d'ailleurs les engagements que vous avez avec madlle Gaussin, mais je sais encor mieux que quand on a fait une faute il n'en faut point faire deux si l'on peut. Je voudrois avoir toujours pensé de même.

Je crois que vous avez mal fait de luy donner votre Aurelie, mais que vous feriez plus mal de la luy laisser.

Je vous répète encor que vous me trouverez bien téméraire de décider aussi hardiment, mais je connois trop le rôle d'Aurelie et la monotonie de Gaussin pour ne pas vous ouvrir les yeux fermés peut-être par la prévention ou par la reconnaissance. Car mlle Gaussin vous aime et d'ailleurs c'est une très bonne et très jolie personne, pourvû qu'elle s'en tienne à son comique.

Je ne vous diray plus qu'un mot à ce sujet. Vous avez pour jouer Aurelie Mlle Dumesnil et mdlle Clairon, cette dernière a un organe bien supérieur et le rôle d'Aurelie n'est pas celuy D'Electre. L'amour ne parle pas comme la nature.

Adieu, monsieur, si vous ressentiez autant d'amitié que vous en inspirez, je doute que vous puissiez préférer encor longtems Berlin avec un grand roy, à Paris avec plusieurs vrays amis et une nièce unique.

C'est vous, monsieur, qui aurés l'honneur de cette révolution, si elle arrive un jour. Vous me promettrés de dire tout, et moi je vous jure de ne rien taire.

On dit, icy, que m. le Kain est dépositaire d'un trésor nouveau que vous venés de lui confier. On dit que c'est une Tragédie de Pierre le cruel. Mais j'en doute encor. Vous me fîtes l'honneur de me mander, il y a deux ans, que vous aviez abandonné ce sujet. Honorés moi de plus de confiance et soiés sûr que je garderai le secret avec autant de constance que je publirai nôtre ouvrage avec intrépidité. Je jouis d'avance du plaisir de voir nos idées jointes et rassemblées, il me semble que c'est entrer en partage de la souveraineté et que mon nom ne sauroit plus périr après une si glorieuse association.

N'allés pas tromper de si douces espérances et réalisés des chimères qui ne m'occuperoient pas longtems s'il n'en résultoit point une utilité générale. On s'attache par ses propres bienfaits; je vois bien par vos magnifiques promesses que vous m'aimez encor; continués à m'aimer et soiés sûr de ma reconnoissance comme de mon admiration respectueuse.

Mille respects à vos dames.