1766-12-12, de Augustin Louis Marie Texada, marquis de Ximénès à Voltaire [François Marie Arouet].

Si je vous donne carte blanche! assurément, monsieur, et très blanche.
Je suis assez flatté déjà que vous la daigniés accepter. Il me semble voir le bon Socrate au milieu de ses disciples leur demander la permission de les instruire.

Je vais achever mon examen, puisque vous l'ordonnés ainsi. Vous m'avez rendu tout mon courage; et ce ne sont pas vos louanges, toutes flatteuses qu'elles sont, qui m'assurent du succès, ce succès est certain puisque mon ouvrage deviendra la vôtre. Dieu vous maintienne dans ce louable dessein. La générosité sied bien à ceux qui peuvent donner beaucoup sans s'appauvrir.

Je ne puis envoier un éxemplaire nouveau des notes que vous avés déjà sur les Tragédies de Britannicus, de Mitridate, de Bajazeth, d'Iphigénie et d'Andromaque, parce que je n'en ai plus de minute et qu'il faudroit que je recommençasse un travail aussi ingrat qu'inutile.

L'exemplaire que m. de la Harpe a eu l'honneur de vous remettre est écrit à mi-marge, effacés beaucoup et substitués davantage, je m'en trouverai bien à coup sûr et le public encor mieux.

Cependant je vais tâcher de saisir vôtre esprit dans mes observations sur Phèdre et sur Athalie. Polieucte pourra me servir d'objet de comparaison avec cette dernière puis que ces deux tragédies sont apelées chrétiennes.

L'ancien testament n'est pas cependant aussi différent du nouveau que le stile de Racine du jargon de Corneille. Pardonnés moi ce mot, je viens de relire Polieucte et sur 2000 vers je n'en vois pas deux cent qui soient suportables. Il est bien étonnant que les gens qui sont instruits de cette vérité soient obstinés à la combattre. Qu'y a-t-il à gagner pour eux? Ils peuvent écrire aussi incorrectement que Corneille sans en avoir la réputation: les événements que l'on voit arriver tous les jours ne sont plus des prodiges. Revenons à notre objet.

J'aurai l'honneur de vous envoier un cahier d'observations nouvelles sur Phèdre, à la fin de la semaine prochaine, j'aurai grand soin que la marge soit ample et bien blanche afin qu'elle me revienne bien noire. Mon projet seroit que l'ouvrage parût dans le courant du mois de Mars, l'édition nouvelle de Racine (proposée par souscription) sera délivrée dans les premiers jours de fébvrier et tandis que les échos mercenaires du faux goût et de l'ignorance retentiront des imbéciles jugements de nos Midas et de nos Zoiles, il seroit bon, je crois, que le troupeau choisi reçût quelque consolation et pût se rallier sous vôtre étendart. Il seroit bon que les gens du monde, qui lisent peu, qui savent moins, mais qui jugent aussi volontiers que Dandin, cessassent de croire à Corneille comme à leur Evangile, et qu'ils apprissent à distinguer les vraies beautés des vaines déclamations.

C'est vous, monsieur, qui aurés l'honneur de cette révolution, si elle arrive un jour. Vous me promettés de dire tout, et moi je vous prie de ne rien taire.

On dit, icy, que m. le Kain est dépositaire d'un trésor nouveau que vous venés de lui confier. On dit que c'est une Tragédie de Pierre le cruel. Mais j'en doute encor. Vous me fites l'honneur de me mander, il y a deux ans, que vous aviez abandonné ce sujet. Honorés moi de plus de confiance et soiés sûr que je garderai le secret avec autant de constance que je publirai nôtre ouvrage avec intrépidité. Je jouis d'avance du plaisir de voir nos idées jointes et rassemblées, il me semble que c'est entrer en partage de la souveraineté et que mon nom ne sauroit plus périr après une si glorieuse association. N'allés pas tromper de si douces espérances et réaliser des chimères qui ne m'occuperoient pas longtems s'il n'en résultoit point une utilité générale. On s'attache par ses propres bienfaits; je vois bien par vos magnifiques promesses que vous m'aimez encor; continués à m'aimer et soiés sûr de ma reconnoissance comme de mon admiration respectueuse.

Mille respects à vos dames.

P. S. Mr de la Harpe pourra vous dire, comme moi, qu'il est bien vraisemblable que Le comte Pascal mourra dans l'impénitence finale.