1776-03-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre François Boncerf.

J'avais lu monsieur l'excellent ouvrage dont vous me faites l'honneur de me parler, et toute ma peine était d'ignorer le nom de l'estimable patriote que je devais remercier.
Il me paraîssait que les vues de l'auteur ne pouvaient que contribuer au bonheur des peuples et à la gloire du roi. J'en étais d'autant plus persuadé qu'elles sont conformes aux projets et à la conduite du meilleur ministre que la France ait jamais eu à la tête des finances. Ce grand ministre venait même d'abolir les corvées dans le petit pays dont j'ai fait ma patrie depuis 20 ans. Non seulement nos cultivateurs étaient délivrez de cet horrible esclavage, mais ils venaient d'obtenir la franchise du sel, du tabac et de l'impôt sur denrées moyennant une somme modique. Toutes nos communautés ont chanté le Te deum. Enfin j'espérais mourir à mon àge de près de 83 ans en bénissant le roi et mr Turgot. Vous m'apprenez que je me suis trompé, que l'idée de faire du bien aux hommes est absurde et criminelle, et que vous avez été justement puni de penser comme mr Turgot et comme le roi. Je n'ai plus qu'à me repentir de vous avoir cru, et il faut qu'au lieu de mourir en paix mes cheveux blancs descendent au tombeau, comme dit l'autre.

Cependant j'ai bien peur de mourir dans l'impénitence finale, c'est à dire plein d'estime et de reconnaissance pour vous. Je pourrai même mourir martyr de votre hérésie, en ce cas je me recommande à vos prières, et je vous supplie de me regarder comme un de vos fidèles.