1744-04-02, de Charles de Brosses, baron de Montfalcon à Charles Catherine Loppin, baron de Gemeaux.

…Je ne vous entretiens point des nouvelles publiques.
Le sujet est de soi trop triste et mélancolique. Cependant vous seriez un très galant cousin, si vous vouliez établir une petite gazette un peu exacte de vous à moi.

En revanche, il faut selon vos désirs vous parler de Mérope et en bien, car c'est ce ton là que vous demandez. Je l'ai lue avec grand avantage, me représentant toujours ma divine Dumesnil qui a dû ravir les spectateurs hors d'eux mêmes par le pathétique de son jeu. Cette pièce est une des plus belles de son auteur. L'intérêt, dont l'unité est parfaite, y est vif et pressé. La pitié qui n'est jamais interrompue ne donne point de relâche aux mouvements qu'elle a excités. C'est je pense ce qui a principalement causé l'étonnante réussite de cette pièce. Le rôle d'Egiste est fait en perfection, il a rendu un paysan digne de la majesté du tragique. Silvae sint consule dignae. Polifonte est très bien soutenu pendant trois actes, où il ne se dément point du caractère qu'on lui a donné d'une méchanceté systématique et réfléchie. Tous les autres rôles sont oiseux, et celui de Narbas qui aurait pu faire un bel effet n'en fait aucun. Le style est beaucoup moins épique dans cette pièce que dans toutes les autres de Voltaire, quoiqu'il le soit encore trop, et les constructions françaises qu'il néglige presque toujours y sont mieux observées. Pour les beautés de détail, on sait que c'est son fort. Cependant il me semble que j'y ai encore trouvé beaucoup de traits ampoulés et de grands termes vides de sens. Versus inopes rerum nugaeque canorae. Le 5e acte tombe tout à fait et est d'une faiblesse extrême, vide d'action aussi bien que d'intérêt. Polifonte n'y est plus qu'un sot qui, après s'être très bien gouverné dans les précédents, manque de tête et de conduite dans la circonstance essentielle. La catastrophe n'a rien de vraisemblable et est fort mal décrite. Je crois bien que la Clairon, arrivant troublée et essouflée, peut dans le récit faire une grande impression aux spectateurs, mais à la lecture elle ne produit rien du tout.

L'exposition du sujet et la conduite qui sont le faible de Voltaire sont ici comme à l'ordinaire peu vraisemblable et mal débrouillés. Le grand feu de son imagination et la vivacité de son génie l'empêchent de pouvoir envisager de sang-froid tout son sujet d'un coup d'oeil. Infelix operis summa quia ponere totum nesciet. Avez vous lu Amasis, qui est le même sujet sous d'autres noms? Je vous exhorte à le lire encore. Vous verrez de combien il l'emporte par la machine, l'invention et l'admirable beauté du 5e acte. Le coup de théâtre du poignard de Mérope levé sur son fils est bien autre et bien plus vif que dans celle-ci, qui d'ailleurs est supérieure à bien d'autres égards. En un mot Mérope a des défauts (et quelle pièce n'en a pas?), mais elle a tant de beautés que cela n'empêche pas qu'elle ne soit une très belle tragédie. Elle m'a fait le plus grand plaisir du monde.

Quant aux autres pièces en prose dont on l'a accompagnée, pour vendre l'exemplaire 50 s., celles de la fin sont tout à fait médiocres. Il y a beaucoup de bonnes choses dans la première. Mais on sent bien qu'elle n'est faite que pour dire que Zaïre est la plus belle de toutes les tragédies, où l'amour est mis comme passion principale, que d'ailleurs il le faut bannir et qu'alors Mérope sera la plus belle pièce de cet autre genre, et, enfin, qu'en fait d'histoire il n'y a rien de comparable à l'essai sur le Siècle de Louis XIV. Les petits enfants voient, d'une lieue loin, que c'est ce que l'on a voulu insinuer, et pueri nasum rhinocerotis habent. A quoi bon isoler des morceaux de Corneille pour les tourner en ridicule? Ne sait on pas que ce grand génie à qui les autres ne vont pas à la ceinture a quelquefois dans son style de mauvaises constructions et des phrases négligées? Racine même, le plus élégant et le plus tendre de tous nos auteurs, n'est pas exempt en quelques endroits de ces platitudes amoureuses.

Mais qu'il faille bannir l'amour du théâtre s'il n'y est principal, notre goût ni notre siècle ne le veulent point. Ce n'est pas à Corneille qu'il faut s'en prendre, mais à la nation. Tristan, Rotrou, Mairet en avaient d'ailleurs donné les exemples avant lui. Phèdre et Bérénice sont les seules pièces de Racine où il est principal. L'une est excellente, l'autre très mauvaise. Il est épisodique dans Iphigénie, Andromaque, Britannicus et Mithridate. Cependant il fait très bien dans les deux premières, passablement dans la troisième et ce me semble assez platement vis à vis du principal personnage dans la dernière. Il est principal et au dessus de tout dans le Cid et fait encore fort bien, quoiqu'en épisode, dans Horace et dans Polyeucte. Le tout dépend de le traiter dans la nature et la vérité, et de lui donner le ton tragique. Faute de cela, il a quelquefois mal réussi dans nos meilleurs maîtres….