[c.5 December 1735]
Je sortais, monsieur, d'une bonne et grande maison où un grand nombre d'honnêtes gens, qui font cas de votre talent de versificateur, ne rendaient pas la même justice à votre probité et à votre cœur, ce qui m'avait obligé de soutenir thèse jusqu'à m'enrouer, lorsqu'en rentrant chez moi j'ai trouvé le Mercure de novembre 1735 où j'ai lu votre belle scène de Shakespeare et ensuite ces paroles judicieuses: 'Il est étonnant que les auteurs des Observations aient voulu juger de la Henriade.
Leurs critiques sont faites avec bien peu de goût'; et enfin l'apologie du tutoiement de vos personnages et de la Mort de César.
Comment, monsieur, vous imprimez des choses aussi peu honnêtes, après ce que j'ai fait en dernier lieu pour vous dire que cet air de mépris, cet air décisif, ne vous convient nullement? Vous m'avez écrit en particulier beaucoup de sottises. Je vous les pardonne; mais il n'en sera pas de même lorsque vous me les direz en public. Il est étonnant, etc. Eh! pourquoi, monsieur, faites vous des ouvrages? Est ce pour avoir le suffrage des sots de qualité, qui préfèreront votre clinquant à tout l' or de Virgile? Qui vous jugera, si vous nous récusez? Je veux bien que vous sachiez qu'en toutes sortes de matières, et même sur vos ouvrages de poésie, je suis en état de vous donner des conseils, ayant l'étude et le jugement nécessaires et un goût qui passe pour assez sûr. Les peintres ne sont pas les plus grands connaisseurs en peinture. Nos critiques, dites vous, sont faites avec bien peu de goût. Eh! monsieur, à peine avez vous été effleuré. Que serait ce si on avait voulu remarquer tout ce qu'il y a de repréhensible dans vos ouvrages? Heureusement vous êtes le seul de votre avis, si ce n'est quelque bel esprit de café qui est au comble de la joie de voir que vous penser comme lui. Cependant personne n'ose s'en prévaloir, tant votre suffrage est de poids.
Si vous me dites que vous avez autrefois écrit à La Roque dans un moment de colère, je vous répondrai que vous deviez vous en souvenir ensuite après l'armistice, et écrire à ce galant homme, dont vous avez fait le panégyrique, de ne pas publier ce qui vous était échappé. La Roque, par reconnaissance, n'a pas dû manquer de vous servir en cette occasion, et je ne puis me plaindre de lui, mais il est arrivé que le bon homme, en vous obéissant ponctuellement, vous a rendu très ridicule.
Enfin, monsieur, le trait du Mercure sera à jamais entre nous le libelle du divorce, si vous ne parlez autrement dans une lettre que vous aurez soin de faire imprimer dans le Mercure, ou ailleurs, et incessamment. Votre apologie du tutoiement donne lieu à mille plaisanteries. Souvenez vous que le tutoiement est la source de votre affaire de 1725. Le vers de La Motte: Taisez-vous me dis-tu, paraît admirable aujourd'hui. Ce que vous dites des quakers ne fait rien à votre pièce: un quaker, malgré vos belles Lettres, est un fou, selon tous les Anglais et les Français de bon sens. Lisez l'Histoire du fanatisme et celle des Variations de m. Bossuet.
Je ne veux point avoir de querelle avec vous, ni vous donner lieu de me dire des injures grossières en public, ce qui serait suivi de ripostes de ma part: il n'y aurait qu'à perdre pour nous deux. Cependant soyez persuadé que je viendrai à bout, par la justesse de mes raisonnements et peut-être par quelque autre autorité que j'ai acquises dans notre république des lettres, de vous faire passer pour le Claudien du siècle: car, en matière de théâtre, il ne serait pas seulement question de vous. C'est alors que vous direz que mes critiques sont faites avec bien peu de goût; mais vous ne serez pas plus cru dans vos décisions du Temple du goût.
Enfin, monsieur, il est honteux et contre toutes les règles de l'honneur d'avoir imprimé ces malhonnêtetés après ce qu'on a fait nouvellement pour vous justifier d'avoir fait une pièce contraire aux bonnes mœurs et construite en dépit du bon sens. Votre scène de Shakespeare dément l'apologie de votre Brutus, assassin de son père, quoiqu'elle soit fort belle. Il y a aussi une scène des conjurés, qui est admirable, mais
Voilà bien des duretés que je vous dis; mais je suis bien en colère. Cependant ma fureur est toute renfermée dans cette lettre. Je ne me plaindrai à qui que ce soit, et il ne tiendra qu'à vous que je recommence à être de vos amis: car je n'en suis pas jusqu'à ce que vous m'ayez fait raison.
L'abbé Desfontaines