1775-07-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Vous ferez assurément une très bonne action, mon cher philosophe, d'écrire au roi de P. et de lui donner cent coups d'encensoir, qui seront cent coups d'étrivières pour les assassins de nos deux jeunes gens.
Soyez sûr que l'homme en question sera encouragé par vos éloges; il les regardera comme les récompenses de la vertu, et il s'efforcera d'être vertueux, surtout quand il ne lui en coûtera rien, ou que du moins il n'en coûtera que très peu de chose; il mettra sa gloire à réparer les crimes des fanatiques et à faire voir qu'on est plus humain dans le pays des Vandales que dans celui des Welches.

Le mémoire de D'Etallonde est trop extrajudiciaire pour l'envoyer à tout le conseil. D'ailleurs on ne fera jamais rien pour lui en France; et il peut faire une fortune honnête en Prusse; il la fera si vous fortifiez le roi son maître dans ses bons desseins; il est comme Alexandre qui faisait tout pour être loué dans Athênes. Soyez persuadé que ce sera à vous que mon pauvre jeune homme devra son bien-être. Je le ferai partir pour Potsdam dès que vous aurez écrit.

Je viens de lire le bon sens: il y a plus que du bon sens dans ce livre; il est terrible. S'il sort de la boutique du système de la nature, l'auteur s'est bien perfectionné. Je ne sais si de tels ouvrages conviennent dans le moment présent, et s'ils ne donneront pas lieu à nos ennemis de dire, voilà les fruits du nouveau ministère. Je voudrais bien savoir si les assassins du chr de la Barre ont donné quelque arrêt contre le Bon sens.

Votre bon sens, mon cher ami, tire très habilement son épingle du jeu. Vous avez raison de ne jamais vous compromettre. Il faut aussi que les deux Bertrands prennent toujours pitié des pattes de Raton; il faut qu'on laisse mourir le vieux Raton en paix. Il y a une chose qu'il préférerait à cette paix, ce serait de vous embrasser avant de quitter ce monde.

V.