1774-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Le vieux malade a reçu une Lettre du 1er xbre de Monsieur Bertrand, le secrétaire des sciences, et une du 3e xbre de l'autre secrétaire.
Il n'importe à qui des deux Bertrands bienfaisants le Raton aux pattes roussies écrive. Tout ira bien, encor une fois, et rien ne presse. Il faut laisser passer le froid mortel que nous éprouvons. Nous sommes entourés de neiges et de glaces, et persécutés d'un vent du nord qui nous met en Sibérie. Nous ne nous occupons au coin du feu qu'à rendre grâce aux deux sages et généreux Bertrands. Mais voiez ce que c'est que de nous! voiez, mon très cher sage, dans quelle prodigieuse erreur vous êtes tombé! Dans quel tome des mille et une nuit avez vous pris, que je parais avoir envie d'emploier dans cette affaire le crédit d'un de nos académiciens? Il faudrait que la tête m'eût tourné pour que j'eusse une telle envie. Je vous ai mandé que je devais respecter une ancienne liaison, et d'anciens bons offices; mais certainement il n'a jamais été ni dans ma pensée, ni au bout de ma plume que j'eusse dessein de me servir de lui dans nôtre affaire. Je me flatte qu'avec vôtre secours, et celui de l'autre Bertrand, elle réussira d'une manière ou d'autre. Nous ne mettrons dans la confidence que les personnes qui y sont déjà. Nous ne compromettrons qui que ce puisse être. On ne rejettera sûrement pas la demande d'un grand prince. Made La Duchesse D'Anville nous apuiera de toute la chaleur qu'elle met dans sa profession de faire du bien.

J'ignore lequel des deux Bertrands a le bonheur d'être lié avec elle. Peut être ont-ils tout deux cet avantage, tant mieux. Il faut que tous les honnêtes gens se tiennent bien serrés par la main. Ce que j'aime de Madame La Duchesse d'Anville, c'est qu'elle a un peu d'entousiasme dans sa vertu courageuse. Je suis comme cet autre qui disait, à ce qu'on prétend, qu'il n'aimait pas les tièdes, et qu'il les vomissait de sa bouche L'expression n'est ni noble ni juste, mais celà lui arrive souvent.

La personne qui veut bien avoir la bonté de vous faire parvenir la lettre de Raton, a bien autre chose à faire qu'à la lire. Il a un furieux fardeau à porter, mais il le portera toujours heureusement, ou je me trompe fort.

Philosophez, réjouïssez vous, aimez moi comme je vous aime.

Raton