1775-01-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Madame Denis et moi, nous avons l'un et l'autre au chevet de nôtre lit, le portrait de Monsieur De Rosni-Colbert-Turgot.
Je n'ose croire que nous le tenions de ses bontés, mais enfin, nous l'avons, et si nous allions à Paris ce carême nous n'enverrions pas chercher nos poulardes à l'hôtel-Dieu.

Quelle rage avait donc saisi ce diable de Linguet? Il avait écrit d'abord contre la mauvaise habitude de manger du pain; et aujourd'hui il écrit contre la précieuse liberté de ce commerce nécessaire.

Raton prie vivement l'un des deux Bertrands d'écrire à Fédéric à la première occasion, et de louer prodigieusement ce Fédéric de la protection éclairée qu'il donne à mon cher et vertueux d'Estallonde.

Mes Bertrands, mes dignes Bertrands, si vous pouviez voir mon D'Estallonde vous seriez tentés d'exterminer les auteurs d'un arrêt par lequel on devait couper la main qui dessine mieux qu'aucun ingénieur, des plans de fortifications, de sièges, de batailles, et des cartes géographiques; arracher avec des tenailles ardentes une langue qui ne parle qu'à propos, et qu'avec la plus grande modestie, et jetter dans les flammes une figure douce et aimable, qui n'a jamais commis le moindre éxcez. Les pleurs me viennent aux yeux, et la rage me vient à l'âme quand je considère qu'un seul bigot d'Abbeville a produit toutes ces horreurs cent fois plus infernales que l'assassinat des Calas.

Nous aurons la preuve que toutes les accusations contre D'Etallonde sont autant de calomnies. Souvenez vous bien, mes bons Bertrands, que nous ne demandons qu'un sauf conduit honorable tel qu'on le doit à un officier de Federic. Songez bien que c'est à Mr DeVergennes à donner ce sauf conduit qu'on ne peut refuser; que nous nous sommes adressés à Madame La Duchesse D'Anville pour qu'elle fasse parler à Mr De Vergennes par Mr De Maurepas; et qu'en même tems nous avons envoié à Mr l'ambassadeur du Roi de Prusse, le modèle du sauf conduit demandé. Made La Duchesse D'Anville sentira que nous n'avons pu nous empêcher d'instruire de tout le ministre du Roi de Prusse, parce qu'il a des ordre réitérés du Roi son maître d'agir en faveur du jeune homme.

Nous savons bien qu'il y a des cas, où il ne faudrait pas se servir de la recommandation de Federic, mais icy, on ne peut se dispenser de l'emploier en faveur d'un de ses officier, surtout, quand lui même ordonne à son ministre de suivre une affaire si juste.

Mr De Maurepas doit sentir plus que personne, l'atrocité, et l'absurdité du jugement d'Abbeville dont nous sommes bien résolus de ne demander la cassation qu'au conseil du Roi, et de ne la demander que quand nous serons moralement sûrs de l'obtenir. Je vous réponds d'avance que nous aurons des moiens suffisants et très simples. Figurez vous qu'un dévot avec un monitoire intimida et menaça de l'enfer cent quarante témoins pour les faire déposer contre Le chevalier De La Barre et D'Etallonde, et que de ces cent quarante témoins il n'y en a eu cependant qu'un seul qui ait déposé une chose un peu grave. Figurez vous que les Pilâtes d'Abbeville n'étaient que trois. Figurez vous que des vingt cinq Pilates de la grand-chambre de Paris il n'y en eut que deux qui firent passer l'abominable arrêt. D'Hornoy le sait; D'Hornoy me l'a écrit. Quoi! deux voix de plus suffisent pour dévouer deux enfans innocents au suplice des parricides! Les anciens avaient des juges dans les enfers, nous avons eu des furies sur les fleurs de lys.

J'ai tant de choses à dire que je ne dis plus mot. Mais si je vis encor six mois j'espère dire sur cette affaire des vérités terribles. Raton y brûlera ce qui lui peut reste de pattes. Il ne sert à présent de ses pattes que pour vous embrasser tout deux le plus tendrement qu'il est possible.