1774-11-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

J'ai reçu vôtre Lettre du 15, Monsieur, qui m'a fait encor plus de plaisir que les éloges de Fontaine et de La Condamine.
Vous êtes bienfesant comme Monsieur Turgot, humain, hardi et sage. Je venais d'écrire à Mr D'Alembert ou à vous, une Lettre que M: Turgot avait bien voulu permettre que je misse sous son enveloppe.

Dans cette Lettre je parlais d'un mémoire cy devant envoié par moi à l'un des deux Bertrands. Je craignais que ce mémoire ne fût point parvenu à son adresse. Je suis rassuré dans le moment présent, je sais que le mémoire a été reçu, que rien n'a été dérangé, et que tout va bien. Mais pour plus grande sûreté je prie M. D'Alembert de ma mander s'il a reçu ce mémoire en forme de lettre, dans lequel il y avait à la fin un petit motsurungr seigneur, absolument étranger à cette affaire.

Vous pouvez prendre une entière confiance dans tout ce que j'ai l'honneur de vous mander. Je suis très instruit depuis longtemps par Made De Brou, abbesse de Villancour dans Abbeville, tante de Mr le chevalier de La Barre, qu'il n'y avait pas dans toutes les dépositions de quoi mettre trois mois en pénitence un cordelier novice. Un intriguant barbare ameuta les sauvages d'Abbeville. Ces sauvages animérent le jésuitique Evêque d'Amiens, fanatique et diseur de bons mots; d'ailleurs bon homme à ce qu'on dit, et qui s'est bien repenti de la Catastrophe éxécrable dont il a été la cause ridicule.

Mon neveu d'Hornoy, conseiller au parlement, picard Candide, très accrédité dans son corps, et qui croit que le parlement a toujours raison, est pourtant persuadé que cette fois cy son parlement s'est laissé entrainer par le sr Pâquier, à une cruauté qui jettera sur ce corps un opprobre éternel. Il est indigné que l'arrêt de ses cannibales n'ait passé que de deux voix, et cependant ait été éxécuté.

J'ai vu la partie des procédures qui ont été entre mes mains, des charges qui feraient rire aux marionnettes de Nicolé, si la catastrophe ne fesait dresser les cheveux à la tête.

Il faut que d'Estallonde commence par purger la contumace, ce que j'appelle faire revoir son procez. Mais pour purger cette contumace on n'a que cinq années, et il y en a plus de sept que cette abomination a été consommée. On a besoin de Lettres du sceau pour obtenir la grâce de se mettre en prison, et peut être de se faire pendre. C'est ainsi que j'en usai avec le pauvre Sirven, et toute sa famille, condamnée par des barbares non moins imbécilles, et non moins méchants que ceux d'Abbeville.

Mon avis a toujours été que D'Estallonde, condamné par contumace dans le procez de La Barre, se présentât hardiment comme on va à l'assaut, et ne s'avilit point à demander une grâce qui supose et qui constate un crime. Plus j'ai éxaminé ce que je sais de l'affaire, et plus il m'est évident qu'il n'y a de crime que dans les juges.

Ce que je dis, parut si manifeste à toute la province après l'assassinat du chevalier de La Barre, que les juges d'Abbeville n'osérent pas continuer le procez criminel, commencé contre cinq jeunes gens prétend[us] complices de D'Estallonde et de La Barre, et dont Linguet avait pris généreusement la deffense. Car si ce Linguet a d'ailleurs de très grands torts, il faut avouer aussi qu'il a fait quelques bons ouvrages, et quelques belles actions. NB: je crois qu'il a entre les mains toutes les pièces du procez.

Ce que vous proposez, mon digne et respectable sage, est un trait de lumière admirable. Faire revoir hardiment au conseil le procez de La Barre, comme on y a revu celui des Calas, serait une chose digne du beau siècle où nous entrons, et il faudrait, sans doute que Mr D'Ormesson, Mr De Marville et les autres parents du chevalier de La Barre, se chargeassent courageusement d'effacer l'opprobre de leur famille, du parlement, et de la France.

Les parisiens qui ne connaissent que Paris, ne savent pas que depuis Archangel, Jassi, Belgrade et Rome, on nous reproche La Barre comme Rosbac; et qu'il est triste pour nos jolis Français de n'être plus regardés dans toute l'Europe que comme des assassins poltrons.

J'ignore si on voudra remuer ce cloaque; si le conseil sera assez sage, assez hardi, et même assez instruit, pour décider que la déclaration de 1682, faitte à l'occasion de La Voisin et de deux prêtres sacrilèges et empoisonneurs, ne regarde en aucune manière le chevalier de La Barre. Il fut convaincu, autant que je m'en souviens, d'avoir récité les litanies du Conc qui sont dans Rabelais, dédiées à un cardinal, et imprimées avec privilège du roi. Il avoua qu'il avait récité l'ode à Priape de Pyron, pour laquelle ce Pyron avait eu, comme vous savez, une pension de quinze cent livres sur la cassette.

Je ne vois pas qu'il y ait dans tout celà de quoi donner la question ordinaire et extraordinaire à un jeune gentilhomme, petit fils d'un Lieutenant général, de quoi lui couper la main droite, de quoi lui arracher la langue avec des tenailles, de quoi le brûler vif. Il se peut que chez les Welches, souvent aussi barbares que frivoles, on ait rendu autrefois quelques sentences qui aient servi de modèles à celle cy. Mais parce que la canaille de Paris a mangé autrefois le cœur du maréchal d'Ancre, faudra t-il souper de nos jours de cœur d'un maréchal de France mis sur le gril?

Enfin, mon sage, vous entreprendriez là un bel et difficile ouvrage, mais le succez en serait à jamais honorable.

Pour D'Estallonde, je le garderai chez moi tant que le roi de Prusse voudra bien me le confier. Il lui a donné un congé d'un an, ce qu'il n'a jamais fait encor pour aucun officier. L'année expirera dans peu de mois. C'est à Monsieur D'Alembert à piquer d'honneur le roi de Prusse dans cette affaire, et à y intéresser son cœur et sa gloire; il faut que ce prince ne recule jamais, puisqu'il a tant fait que de recommander ce jeune homme.

Pour moi, je n'ai jamais eu dessein de gâter cette affaire en y paraissant, puisque je l'ai léguée à vous, à Mr D'Alembert, à Mr D'Argental, et à mon neveu d'Hornoy, très capable de vous servir avec un zèle infatigable, dans le labirinte parlementaire. C'est à moi de me taire, de me cacher, et à vous d'agir, suivant la bonne pensée qui vous est venue. J'aimerais mieux mourir que de compromettre en rien l'ange tutélaire qui veut bien vous faire parvenir cette Lettre. Ce serait, à mon avis, trahir la France, que de laisser échaper la moindre indiscrétion sur le compte d'un homme unique qui lui est si nécessaire.

Enfin, Raton qui n'a plus de pattes, met tout entre les mains des Bertrands.

Mais encor un petit mot, je vous prie, sur cette étrange affaire. On présenterait requête au conseil pour casser l'arrêt du parlement contre La Barre, ou pour faire rejuger son procez par le parlement même. Proposer au conseil de casser l'arrêt du parlement au moment qu'il est rétabli, serait une démarche qui paraitrait bien téméraire. Demander que ce même parlement rejugeât le procez serait encor plus infructueux. Il ne cassera pas lui même son arrêt.

Resterait donc à demander des Lettres du sceau pour purger la contumace de D'Estallonde, et surtout pour la purger au parlement de Paris; car il ne veut point paraitre devant les polissons ignorants et fanatiques d'Abbeville. En ce cas, il faudrait savoir si le parlement peut tirer à lui ce procez, et l'ôter à la jurisdiction inférieure de plein droit, ou si l'on aurait besoin de Lettres d'attribution.

Je pense que le parlement a toujours été en droit d'évoquer à lui les affaires commencées dans son ressort. C'est probablement la seule ressource qui nous restera; et c'est en quoi Mr D'Hornoy et ses amis nous serviront de tout leur pouvoir.

Celà posé, D'Etallonde ne paraitra que quand il sera sûr qu'il n'y a point de déposition sérieuse contre lui, ou qu'on aura suprimé celles qui pouraient être dangereuses. Je n'en connais qu'une seule qui soit grave; et encor est elle d'un enfant nommé Moisnel, à qui la tête avait tourné. Il n'a déposé que sur un oui dire. Unus testis, nullus testis.

Je tourne cette affaire de tous les sens, et je finis par m'en raporter à vôtre sens, et à vos bontés.