21e 9bre 1774, à Ferney
Messieurs les deux Ajax qui combattez pour la raison et l'humanité, voicy le fait.
Je vous écrivis au commencement du mois une Lettre très intéressante pour des coeurs comme les vôtres, et dans laquelle je vous priais hardiment de vous adresser à M: Turgot, parce qu'il est juste et humain.
Un Mr Bacon, cy devant substitut du cy devant Procureur général Mr de Fleury, était en possession de se charger de toutes mes Lettres que je lui envoiais sous l'envelope de Mr le procureur général, et qu'il fesait passer fidèlement à leurs adresses. Ma Lettre arriva tout juste dans le temps du voiage de Mr de Fleury à Maubeuge. Elle est probablement sous le scellé avec ses autres papiers. Voicy autant qu'il m'en souvient ce qu'elle contenait à peu près.
Je vous disais que le jeune gentilhomme d'Abbeville nommé D'Estallonde, aiant été condamné à l'âge d'environ seize ans, avec le chevalier de la Barre, à la question ordinaire et extraordinaire, au suplice de la langue arrachée avec des tenailles, de la main coupée, et du reste du corps jetté vivant dans le feu, comme accusé d'avoir mis son chapeau devant des capucins pendant la pluie, d'avoir chanté une mauvaise chanson faitte il y a cent ans, et d'avoir récité à deux autres jeunes gens l'ode à Priape de Pyron, pour laquelle ce Pyron avait obtenu une pension de quinze cent francs sur la cassette; Que ce jeune D'Estallonde, dis-je, avait prévenu par une prompte fuitte, l'éxécution de sa sentence; Que mourant de faim il s'était fait soldat à Vesel dans les troupes du Roi de Prusse; Qu'en aiant été informé par un officier prussien qui vint chez moi, et aiant sçu que c'était un enfant de très bonnes mœurs, et qui remplissait tous ses tristes devoirs, je pris la liberté d'en instruire le roi son maître, qui voulut bien le faire officier sur le champ.
Je vous disais que le roi de Prusse avait eu la bonté de me l'envoier, et de lui accorder un congé beaucoup plus long qu'il ne les donne ordinairement.
Je vous certifiais qu'il étudiait chez moi les mathématiques, qu'il apprenait les fortifications, qu'il levait déjà des plans avec une facilité et une propreté singulières; Que sa sagesse, sa circonspection, son assiduité au travail, et son extrême politesse, lui avaient gagné les cœurs de tous ceux qui sont à Ferney, et le nombre n'en est pas petit.
Je vous avouais avec douleur que son père, Président d'Abbeville, avait obtenu la confiscation du bien que cet enfant avait de sa mère, et ne lui en fesait pas la plus légère part.
Je vous parlais du dessein de cet infortuné si estimable, d'obtenir en France sa réhabilitation, moins pour jouïr de son bien qui est très peu de chose, que pour se laver d'un arrêt, que le sot peuple appelle un opprobre, et qui n'est un opprobre que pour ses juges.
Je vous disais que j'avais une partie de la procédure, mais qu'il fallait que je l'eusse tout entière; que cette abominable affaire n'avait été que l'effet d'une tracasserie de province, entre un dévot d'Abbeville et Made De Brou, abbesse de Villancour, près d'Abbeville, tante de Mr le chevalier de La Barre.
Je répondais que D'Estallonde n'était point chargé dans la partie du procez criminel qui m'a été remise.
Je vous exposais mon idée d'obtenir des Lettre d'attribution au parlement de Paris, pour juger en premier et dernier ressort ce procez aussi exécrable que ridicule. Je pensais et je pense qu'il vaut mieux purger la contumace au parlement, que de demander des Lettres de grâce, parce que grâce supose crime, et que certainement ce jeune homme d'un rare mérite, brave officier, et de mœurs irréprochables n'a point commis de crime.
Enfin, je vous priais d'implorer pour lui la protection de Mr Turgot, dans un moment de loisir, s'il peut en avoir; mais je ne pouvais, ni ne voulais rien hazarder avant d'avoir vu toute la procédure que j'attends avec quelque impatience.
Voilà donc ce que je vous mandais, et probablement ce que vous n'avez pas reçu. Si ma Lettre a été saisie dans les papiers de Mr Joli de Fleury, je ne vois pas qu'il y ait un grand risque. On saura seulement que Monsieur D'Alembert et Monsieur Le Marquis De Concorcet, ont pitié d'un infortuné innocent. On verra qu'il faut proportioner les peines aux délits, et qu'il y a eu parmi nous des homme beaucoup plus absurdes, et beaucoup plus cruels que les cannibales.
Plus je fais mon examen de conscience, et moins je me souviens d'avoir mis dans ma lettre un seul trait qui pût compromettre personne. J'espère que celle cy sera plus heureuse.
Je suplie Monsieur D'Alembert de garder l'attestation que le Roi de Prusse lui a envoiée en faveur de D'Estallonde dit Morival, officier dans le régiment d'Eickmann à Vesel. Je le suplie de ne point faire agir le ministre du roi de Prusse avant que nous sachions quelle route nous devons tenir. Mais ce qui est très essentiel, et ce qui est bien dans le caractère de Monsieur D'Alembert, c'est qu'il emploie toute la supériorité de son esprit, à rendre cette affaire aussi intéressante pour le Roi de Prusse qu'elle l'est pour nous. Il faut que ce prince y mette son honneur. Dès qu'il a fait une démarche il ne doit pas reculer. Il a assez affligé l'humanité, il faut qu'il la console. Il avait pris d'abord la chose un peu légèrement et en Roi. Je veux qu'il la consomme en philosophe et en homme sensible, d'une manière ou d'une autre. Je lui écris dans cette idée. Monsieur D'Alembert fera beaucoup mieux et beaucoup plus que moi.
Raton met ses vieilles petites pattes entre les mains habiles des deux Bertrands; il remet tout à leur généreuse amitié.