1774-08-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Nicolas Charles Augustin de Maupeou, marquis de Morangles.

Monseigneur,

Lorsque je pris la liberté d'implorer votre suffrage dans le conseil des finances en faveur de la colonie de Ferney j'eus l'honneur de vous dire que je vous importunerais bientôt pour une affaire qui n'est pas indigne de vos regards.

Il s'agit d'une grâce qui dépend entièrement de vous, et vous avez rendu d'assez grands services à la couronne et à l'état pour que le Roi ait en vous la plus entière confiance. Voicy de quoy il s'agit.

Le Roi de Prusse m'envoya à la fin d'avril un jeune officier né Français qui est lieutenant dans un régiment à Vesel. Ce jeune homme est ce que j'ay jamais vu de plus sage et de plus circomspect. Vous serez étonné monseigneur quand vous saurez que c'est ce même Detalonde d'Abbevile qui à l'âge de dixsept ans fut condamné par contumace à l'horrible supplice que subit en partie le chevalier de la Barre. Vous avez sçu que depuis, les esprits ayant été calmés, le tribunal d'Abbevile eut horreur de sa procédure et relâcha tous les autres coacusés.

D'Etalonde dont j'ay l'honneur de vous parler alla servir cadet dans un régiment prussien à Vezel. Le roy de Prusse a sçu qui il était. Il a connu ses mœurs et son mérite, il lui a donné une sous lieutenance et ensuite une lieutenance. Le bien que ce jeune homme héritait de sa mère ayant été confisqué son père en a demandé et obtenu la confiscation dont il jouit sans secourir son malheureux fils. Dans l'état cruel où ce jeune homme se trouve, le Roi de Prusse m'autorise Monseigneur à vous prier en son nom d'accorder à Destalonde touttes les bontés que votre magnanimité et votre prudence croiront praticables. Je ne suis point étonné que le roi de Prusse ne veuille point être compromis. Je sens de plus qu'il me sied peut être moins qu'à personne de solliciter une telle grâce dans une affaire qui en son temps effaroucha tant de gens respectés.

J'ose tout remettre entre vous et le roy de Prusse suivant ces mots de sa lettre de Potsdam du 30 juillet, Enfin vous en userez dans cette affaire comme vous le jugerez convenable au bien du jeune homme. Je ne sais rien de plus convenable que de vous implorer, de ne point paraitre me mêler au sr Destalondes, d'attendre tout de vos seules bontés et de me taire.

Je n'écris à personne sur cette démarche. Si vous pouvez monseigneur avoir la bonté de m'envoier le parchemin scellé dont vous daignerés favoriser Destalonde quand vous le jugerés à propos, ce sera une faveur aussi prétieuse que secrette, dont je sentirai tout le prix d'autant plus que je m'en vanterai moins. J'ai assez de sujets de publier ce que vous doit la France, sans y mêler indiscrètement les obligations que je vous aurai.