1774-10-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Le vieux malade de Ferney, mon cher ami, a encor assez de sentiment pour être enchanté de vôtre dernière Lettre; et quand même j'aurais la force de disputer contre vous je n'en aurais pas le courage.
Je trouve que vous avez raison prèsque dans tous les points. C'est un aveu qui est fort rare dans les vieillards. Ils n'aiment point que la jeunesse en sache plus qu'eux; pour moi je le trouve très bon. J'ignore encor comment les choses tourneront, et je m'en raporte au ministère. A l'égard du parti que vous prendrez je m'en raporte à vous.

Pour ce jeune homme dont je vous ai parlé et qui éxcite vôtre très juste pitié, nous croions qu'il faut attendre que tout le chaos soit débrouillé pour mettre son affaire sur le bureau. Il y a deux voies qui se présentent, l'une est de demander des Lettres de grâce, l'autre de demander des Lettres pour ester à droit, et pour purger la contumace après les cinq ans révolus. Les charges contre lui étaient fort peu de chose, et il n'y eut qu'un seul témoin sur le fait le plus grave. Encor ce témoin était un enfant, accusé comme complice, et qui croiait bien faire de rejetter la faute sur un absent. Cet enfant lui même, nommé Moisnel, fut ensuite déclaré innocent ainsi que tous les autres. Je ne sais même si on continua leur procez, et si l'on ne passa pas par dessus toutes les règles ordinaires, tant l'horreur de la sentence prévalait alors dans tous les esprits.

Il serait à souhaitter que la contumace fût purgée au parlement. Mais pour celà je crois qu'il faudrait une attribution de juges, et ce serait bien le cas de la demander, puisqu'il est de notoriété publique que toute cette abominable avanture ne fut que l'effet d'une tracasserie entre l'abbesse, et une personne de la ville. S'il fallait de la faveur pour obtenir que la contumace fût jugée au parlement, s'il était possible d'obtenir cette grâce, nous nous adresserions à vous, et nous vous prierons d'emploier l'ami dont vous m'avez parlé. Mais nôtre jeune homme est encor incertain s'il voudra reparaître dans sa ville. Il a un père qui est un vrai barbare, et un barbare intéressé, qui jouït du peu de bien que le jeune homme avait hérité de sa mère, et qui ne l'a jamais assisté d'un écu. Il a sçu que son fils était obligé d'être soldat dans un service très dur et ne lui a pas donné le moindre secours. Ce n'est qu'au bout de trois ans que je sçus où il était, et que j'obtins du roi au service duquel il est, qu'il le fit officier. Il a toujours été dans son régiment aimé et estimé de tout le monde pour l'éxactitude du service, pour son attachement constant à tous ses devoirs, et pour la douceur de ses mœurs. Le Roi qui a été informé de sa sagesse, a chargé son ministre de le recommander à M: Le garde des sceaux.

Voilà donc la première manière de s'y prendre, supposé qu'elle soit praticable. Ce serait celle que j'aprouverais le plus, puisqu'elle le déclarerait innocent, et que des Lettres de grâce ne servent qu'à constater un délit. Cette seconde manière est plus expéditive; mais elle est, à mon avis, beaucoup plus désagréable. Je voudrais qu'il ne s'agit que de se remettre en prison, de faire sommer les témoins de comparaître, de demander un arrêt favorable s'ils ne comparaissent pas, ou s'ils ne chargeaient pas l'accusé. On prendrait en ce cas toutes les mesures possibles pour écarter ou pour préparer les témoins.

Mais, encor une fois, toute cette manœuvre est bien difficile, et ne serait pas absolument sans danger.

Si j'étais moins malade et moins vieux, j'irais à Paris, j'irais dans vôtre voisinage, je conduirais mon jeune homme qui s'est jetté entre mes bras, et je ne quitterais point prise sans avoir terminé l'affaire. Il ne me conviendrait pas, sans doute de paraître, je lui ferais plus de tort que de bien; mais j'agirais bien vivement en ne paraissant pas.

Je ne vous écris tout celà, mon cher ami, que pour vous faire voir la situation actuelle où nous sommes, et pour vous préparer à nous rendre tous les bons offices qui dépendront de vous quand nous serons assez instruits pour nous déterminer sur le parti que nous avons à prendre.

Je m'aperçois qu'en vous écrivant si longuement je ne vous ai pas dit grandchose. Je vous en dirais bien d'avantage si je voulais vous exprimer tout ce que j'attends de vous, et tous les sentiments que vous m'inspirez. Made Denis vous embrasse tendrement. Mes respects à toute vôtre famille.

V.