1774-03-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Soiez bien sûr que je suis très fâché que vous ayez la goutte, ce n'est pas seulement parceque j'en ay eu une violente atteinte, et qu'on plaint les maux qu'on a sentis, mais c'est parceque la santé de v. m. est un peu plus prétieuse et plus nécessaire au monde que la mienne, c'est parceque je m'intéresse à votre bien être beaucoup plus que vous ne croiez.
Je ne vous parlerai plus de touttes ces mauvaises plaisanteries sur l'art de se tuer. Je ne songe qu'à votre conservation. Vous ne pourez jamais ajouter à votre gloire mais ajoutez à votre vie.

Ne me faittes point la grâce que j'implore de vous pour Morival, en me boudant et en vous manquant de moy. Le pauvre garçon ne demande qu'à passer ses jours, et à mourir à votre service.

Il espère qu'il poura obtenir de notre chancelier des lettres qui le réhabilitent, et qui le rendent capable d'hériter, et qui le mettront en état d'être plus utile à son régiment: ces lettres s'acordent aisément à ceux qui n'ont été condamnez que par contumace. Je puis assurer d'ailleurs votre majesté que l'on se repent aujourdui du jugement porté contre le chevalier de la Barre. J'ay entre les mains une déclaration autentique d'un magistrat d'Abbeville qui fut la première cause de cette horrible affaire. Voici ses propres mots. Nous déclarons que non seulement nous avons le jugement du chevalier de la Barre en horreur mais frémissons encor au nom du juge qui a instruit cet exécrable procès en foy de quoy nous avons signé ce certificat, et y avons apposé le sceau de nos armes.à Abbeville 9 novbre 1713, signé de Belleval.

De plus sire il est de droit dans notre jurisprudence (si nous avons une) qu'un homme jugé pendant son absence est écouté quand il se présente et c'est ainsi que j'ay eu le bonheur de faire réhabiliter la famille Sirven. C'est dans la même espérance que j'implore votre majesté pour Morival qui vous apartient. Si je ne pouvais obtenir en France la justice que je demanderai, je vous renverrais Morival sur le champ et il se consolera toujours par l'honneur de servir un Roi guerrier et philosophe qui voit tout et qui fait tout par lui même, et qui n'aurait pas soufert cette détestable boucherie. Je remercie donc votre majesté avec la plus grande sensibilité, et si je ne réussis pas dans mon œuvre charitable je ne serai pas moins reconnaissant de votre extrême bonté.

Agréés sire le profond respect de ce vieux malade qui est à vous comme s'il se portait bien.

Ps. Je retrouve dans le moment une lettre de Morival. Je sousligne l'endroit où il m'explique ses vues sur son service. Vous verrez sire que vous n'acorderez pas votre protection à un sujet indigne.

J'oserais vous demander une autre grâce pour lui, en cas qu'il ne pût réussir dans son procès, ce serait de l'envoier dans l'armée russe parmi les autres officiers de votre majesté. Il ne verra rien de si barbare parmi les Turcs que ce qui s'est passé dans Abbeville chez ce peuple que vous avez si bien défini dans une de vos lettres,

Aussi vaillant au pillage,
Que lâche dans les combats.