à Ferney 22e avril 1773
Vous avez eu sans doute, sire, la même bonté pour le vieux baron de Polnitz. L’enfer l’a respecté, et sans doute il vous respectera bien d’avantage. Vous vivrez assez longtemps pour augmenter encor vos états car pour vôtre gloire je vous en défie. A l’égard de vôtre Baron il doit être bien glorieux d’être chanté par vous, et bien heureux de n’avoir point paié son passage à Caron.
Vôtre épître sur le globe des petites maisons est charmante. Vous connaissez parfaittement nôtre païs welche dont vous parlez, et ses banqueroutes passées, et ses banqueroutes présentes et futures.
Je remercie vôtre Majesté de prendre toujours sous vôtre protection la Majesté de Julien qui était assurément une très respectable Majesté, malgré l’insolent Grégoire et l’impertinent Cirille.
Je ne crois pas que vos Welches veuillent faire sitôt parler d’eux. Il faut avoir beaucoup d’argent comptant à perdre actuellement pour s’amuser à ravager le monde, et ce n’est pas le cas de ces messieurs. Mais si jamais il arrivait malheur je prendrais la liberté de vous recommander le sr Morival, qui sert dans un de vos régiments à Vesel. Je vous suplierais de l’envoier en Picardie dans Abbeville, pour y faire rouer les juges qui le condamnèrent, il y a six ans, lui et le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire, à l’amputation de la main droite et de la langue et à être jettés tout vifs dans les flammes, parce qu’ils n’avaient pas ôté leur chapeau devant une procession de capucins. Le chevalier de La Barre subit une partie de cette petite pénitence chrétienne. Morival plus heureux alla servir un roi qui n’immole personne à des capucins, qui n’arrache point la langue aux jeunes gens, et qui se sert mieux que personne de sa langue, de sa plume et de son épée.
Suposé que Thorn soit en vôtre puissance, j’ose vous demander justice de la sainte vierge Marie, à laquelle on sacrifia tant de jeunes écoliers en l’année 1724. Cette bonne femme de Bethléem ne s’attendait pas qu’un jour on ferait tant de sacrifices à elle et à son fils. Le sang humain a coulé pour eux mille fois plus que pour les dieux paiens, et vous voiez que l’auteur des notes sur les loix de Minos a bien raison, mais rien n’est si dangereux chez les Welches que d’avoir raison.
Je veux espérer que le Roi de Pologne finira son rôle comme Teucer le sien, et que le Liberum veto, qui n’est que le cri de la guerre civile, sera aboli sous son règne. Je veux l’estimer assez pour croire qu’il est entièrement d’accord avec le protecteur de Julien. Je sais qu’il pense comme ces deux grands hommes. Comment pourait-il être fâché contre ceux qui punissent ses assassins, et qui lui laissent un beau roiaume où il poura être le maître?
Je ne verrai pas les troubles qui semblent se préparer. Ma santé est trop délâbrée. J’irai retrouver tout doucement Isaac D’Argens, et nous vous célébrerons tout deux sur le bord des trois rivières. En attendant je vous prie de me conserver vos bontés. Plaignez moi surtout de mourir loin de vôtre Majesté, mais ma destinée l’a voulu ainsi.