Ferney 4e 7bre 1773
Sire,
Si vôtre vieux baron a bien dansé à l'âge de quatrevingt six ans, je me flatte bien que vous danserez mieux que lui à cent ans révolus.
Il est juste que vous dansiez longtemps au son de vôtre flutte et de vôtre lyre, après avoir fait danser tant de monde soit en cadence soit hors de cadence au son de vos trompettes. Il est vrai que ce n'est pas la coutume des gens de vôtre espèce de vivre longtemps. Charles douze qui aurait été un excellent capitaine dans un de vos régiments, Gustave Adolphe qui eût été un de vos généraux, Valstein à qui vous n'eussiez pas confié vos armées, Le grand Electeur qui était plutôt un précurseur de grand, tout celà n'a pas vécu âge d'homme. Vous savez ce qui arriva à Cesar qui avait autant d'esprit que vous, et à Alexandre qui devint ivrogne n'aiant plus rien à faire. Mais vous vivrez longtemps malgré vos accez de goutte, parce que vous êtes sobre, et que vous savez tempérer le feu qui vous anime, et empêcher qu'il vous dévore.
Je suis fâché que Thorn n'apartienne point à Vôtre majesté; mais je suis bien aise que le tombeau de Copernic soit sous vôtre domination. Elevez un gnomon sur sa cendre, et que le soleil remis par lui à sa place le salue tous les jours à midy de ses raions joints aux vôtres.
Je suis très touché qu'en honorant les morts vous protègiez les malheureux vivants qui le méritent. Morival doit être à Vesel Lieutenant dans un de vos régiments. Son véritable nom n'est point Morival, c'est Talonde, il est fils du président d'Abbeville. Copernic n'aurait été qu'excommunié s'il avait survécu au livre où il démontra le cours des planètes et de la terre autour du soleil; mais Talonde à l'âge de quinze ans a été condamné par des Iroquois d'Abbeville à la torture ordinaire et extraordinaire, à l'amputation du poing et de la langue, et à être brûle à petit feu avec le chevalier de La Barre, petit fils d'un Lieutenant général de nos armées pour n'avoir pas salué des capucins, et pour avoir chanté une chanson. Et un parlement de Paris a confirmé cette sentence pour que les Evêques de France ne leur reprochassent plus d'être sans religion. Ces messieurs du parlement se firent assassins afin de passer pour chrétiens.
Je demande bien pardon aux Iroquois de les avoir comparés à ces abominables juges qui méritaient qu'on les écorchât sur leurs bancs semés de fleurs de Lys, et qu'on étendit leur peau sur ces fleurs. Si Talonde connu dans vos troupes sous le nom de Morival est un garçon de mérite, comme on me l'assure, daignez le favoriser. Puisse t-il venir un jour dans Abbeville à la tête d'une compagnie faire trembler ses détestables juges et leur pardonner!
Le jugement que vous portez sur l'œuvre posthume d'Helvétius ne me surprend pas, je m'y attendais; vous n'aimez que le vrai. Son ouvrage est plus capable de faire du tort que du bien à la philosophie. J'ai vu avec douleur que ce n'était que du fatras, un amas indigeste de vérités triviales et de faussetés reconnues. Une vérité assez triviale c'est la justice que l'auteur vous rend; mais il n'y a plus de mérite à celà. On trouve d'ailleurs dans cette compilation irrégulière beaucoup de petits diamants brillants, semés çà et là. Ils m'ont fait grand plaisir, et m'ont consolé des deffauts du tout ensemble.
Je ne sais si je me trompe sur le Roi de Pologne mais je trouve qu'il a bien fait de se confier à Vôtre Majesté. Il a bien justifié l'ancien proverbe des Grecs, la moitié vaut mieux que le tout. Il lui en restera toujours assez pour être heureux, où en serions nous dans ce monde s'il n'y avait de félicité que pour ceux qui possèdent trois cent lieues de païs en long et en large? Moustapha en a trop. Je voudrais toujours qu'on le débarassât de la fatigue de gouverner une partie de l'Europe. On a beau dire qu'il faut que la religion mahométane contre-balance la religion grecque, et que la religion grecque sont un contrepoids à la religion papiste. Je voudrais que vous servissiez vous même de contrepoids. Je suis toujours affligé de voir un Pacha fouler aux pieds la cendre de Themistocle et d'Alcibiade. Celà me fait autant de peine que de voir des Cardinaux caresser leurs mignons sur le tombeau de Marc Aurele.
Sérieusement, je ne conçois pas comment L'Impératrice Reine n'a pas vendu sa vaisselle, et donné son dernier écu à son fils L'Empereur vôtre ami (s'il y a des amis parmi vous autres) pour qu'il aille à la tête d'une armée attendre Catherine seconde à Andrinople. Cette entreprise me paraissait si naturelle, si aisée, si convenable, si belle, que je ne vois pas même pourquoi elle n'a pas été exécutée: bien entendu qu'il y aurait eu pour Vôtre Majesté un gros pot de vin dans ce marché. Chacun a sa chimère, voilà la mienne.
Gros Jean dans sa retraitte plantant, défiichant, bâtissant, établissant une petite colonie, travaillant, ruminant, doutant, radotant, souffrant, mourant, vous regretant très sincèrement, se met à vos pieds en vous admirant.