à Ferney 8 xbre 1772
J’ai pensé, mon cher ami, qu’il faut un successeur à Thiriot auprès du roi de Prusse.
Je suppose que le prophète Grimm est déjà en fonction; mais si cela n’était pas, si ce grand prophète était employé ailleurs, il me semble que cette petite place conviendrait fort à frère la Harpe, et que le roi de Prusse serait bien content d’avoir un correspondant littéraire aussi rempli de goût et d’esprit. Je crois que personne n’est plus en état que vous de lui procurer cette place; et si la chose est praticable vous y avez déjà songé. J’en ai écrit un petit mot au roi. Voudriez vous bien me mander où l’on en est sur cette petite affaire?
Vous souvenez vous d’un nommé Talonde, fils de je ne sais quel président d’Abbeville, à qui on devait pieusement arracher la langue, couper la main droite et appliquer tous les agréments de la question ordinaire et extraordinaire, après quoi il devait être brûlé à petit feu conjointement avec le chevalier de la Barre petit-fils d’un lieutenant général des armées du roi, le tout pour avoir chanté une chanson gaillarde, et n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins velches? Le roi de Prusse vient de donner une compagnie à ce petit Talonde auquel il avait donné une lieutenance à l’âge de dix-sept ans, âge auquel le sénateur Paquier et d’autres sages et doux sénateurs l’avaient condamné à la petite réparation publique que Talonde esquiva, et qui fut prescrite au chevalier de la Barre pour l’édification des fidèles.
Je crois qu’il n’y a plus que moi chez les Welches qui parle encore de cette scène. Mais j’admire encore ces Welches de prendre parti pour ces bourgeois assassins. Je vous prie de faire souvenir de moi tous ceux qui ne sont pas welches, et particulièrement m. de Condorcet.
Adieu, mon cher philosophe je vous aime inutilement, car je ne suis bon à rien dans ce monde, mais je vous aime de tout mon cœur.
Made Denis a été très malade, et moi je le suis toujours.
V.