1766-08-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Tout ce que je puis vous dire aujourd'hui par une voie sûre, mon cher frère, c'est que tout est prêt pour l'établissement de la manufacture.
Plus d'un prince en disputerait l'honneur, et des bords du Rhin jusqu'à ceux de l'Oby, Platon trouverait sûreté, encouragement et honneur. Il est inexcusable de vivre sous le glaive, quand il peut faire triompher librement la vérité. Je ne conçois pas ceux qui veulent ramper sous le fanatisme dans un coin de Paris, tandis qu'ils pourraient écraser ce monstre. Quoi, ne pourriez vous pas seulement me fournir deux disciples zélés? Il n'y aura donc que les énergumènes qui en trouveront? Je ne demanderais que 3 ou 4 années de santé et de vie. Ma peur est de mourir avant d'avoir rendu service.

Vous apprendrez peut-être avec plaisir le jugement qu'a rendu le roi de Prusse contre le chevalier de la Barre et ses camarades. Il les condamne, en cas qu'ils aient mutilé une figure de bois à en donner une autre à leurs frais; s'ils ont passé devant des capucins sans ôter leur chapeau, ils iront demander pardon aux capucins chapeau bas; s'ils ont chanté des chansons gaillardes, ils chanteront des antiennes à haute et intelligible voix; s'ils ont lu quelques mauvais livres, ils liront deux pages de la somme de St Thomas. Voilà un arrêt qui paraît tout à fait juste. On donne de tous côtés aux Welches des leçons dont ils ne profitent guère. Je suis aussi indigné que le premier jour. Je n'aurai de consolation que quand vous m'enverrez le factum du brave Elie. Voici un petit mot de lettre pour m. d'Alembert. Il m'ouvre son cœur et m. Diderot me ferme le sien. Il est triste qu'il néglige ceux qui ne voulaient que le servir, et je vous avoue que son procédé n'est pas honnête. Je vois quel les philosophes seront toujours de malheureux êtres isolés, qu'on dévorera les uns après les autres sans qu'ils s'unissent pour se secourir. Sauve qui peut sera la devise de ce commun naufrage. Les persécuteurs finiront par avoir raison et la plus pure portion du genre humain sera à la fois sous le couteau et dans le mépris.

Je vous prie, mon cher frère, de demander â Elie s'il est vrai que ce bœuf de Pasquier mugisse encore contre moi et s'il est assez insolent pour croire qu'il peut m'embarasser. Je veux surtout avoir l'ancien mémoire pour m. de la Bourdonnaie Cinq ou six procès dans ce goût pourront faire un volume honnête qui instruira la postérité; et du moins les assassins en robe pourront devenir l'exécration du genre humain.

Adieu, mon cher frère; écrivez moi de toute façon, sans vous compromettre, afin que je puisse savoir tout ce que vous pensez, et tout ce que vous voudrez me faire savoir et votre résolution.

Je vous embrasse mille fois. Ecrasez l'infâme, écrasez l'infâme, écrasez l'infâme.