à Ferney par Genêve 26e auguste 1766
La même raison, Madame, qui m'empêche de faire le même voiage que vous, est cause que je n'ai pas répondu sur le champ à la Lettre dont vous m'honorez en date du 25e juillet.
Je ne vous ai connue, Madame, que par les sentiments les plus nobles, et par les actions les plus généreuses. Vous méritez bien l'amitié d'un roi qui est digne de l'être. Vôtre voiage doit être en France une grande époque pour tous ceux qui pensent. Vous êtes témoin de tout ce que fait un roi philosophe pour le bonheur de sa patrie. Nous avons à Paris des opéra comiques, mais la sagesse est dans le nord; et avec toute nôtre guaieté frivole il y a chez nous plus d'atrocités que chez aucun peuple.
Vous avez peut-être entendu parler de cinq jeunes gens de très bonnes familles, que la grand-chambre de Paris, à la pluralité de quinze voix contre dix, a condamnés à expirer dans les flammes, après avoir eu la langue arrachée et le poing coupé. Le plus âgé de ces jeunes gens avait vingt et un ans, et le plus jeune quinze. Leur crime était de n'avoir pas ôté leur chapeau devant une procession de capucins, d'avoir chanté deux chansons faittes il y a quatre vingt ans, et d'avoir tenu des discours impies. A quel suplice les aurait-on donc condamnés s'ils avaient tué leurs pères et leurs mères, et comment la pluralité de cinq voix suffit elle pour faire périr des citoiens dans le plus horrible des suplices?
On m'a envoié l'interrogatoire de ces infortunés; leur crime consiste uniquement dans ce que je vous ai exposé. Le Roi de Prusse m'a mandé que s'il s'était commis un pareil délit dans ses états, il aurait condamné le délinquants à harranguer les capucins chapeau bas, et à chanter des pseaumes au lieu des chansons ordurières qu'on leur reprochait. Huit avocats ont fait en vain un excellent mémoire en faveur de ces malheureux jeunes gens. On a prétendu que le parlement de Paris devait donner un exemple de son zèle pour la religion, dans le temps où vingt mandements d'Evêques l'accusent de sacrifier la religion à sa haine contre le clergé.
Il est vrai qu'il n'y a eu qu'un jeune homme d'exécuté, parce que les autres sont en fuitte. Ce jeune homme était petit fils d'un lieutenant général des armées du Roi; il n'avait jamais commis que cette faute; il est mort avec le courage de Socrate sans aucune faiblesse et sans aucune ostentation; et il est à croire que s'il eût vécu il serait devenu un excellent officier général.
Voilà où nous en sommes. On parle deux jours de ces horreurs, et ensuitte on les oublie pour jamais.
J'implore votre protection, Madame, auprès de sa Majesté. Je vous suplie de lui présenter ma Lettre. Agréez mon très sincère respect.
V.