Abbeville 7 juillet 1766
… Un habitant d'Abbeville, lieutenant de L'élection, riche, avare, et nommé Belleval, vivait avec la plus grande intimité avec L'abbesse de Vignancour, fille de Mr De Brou, Lorsque deux jeunes gentils hommes, parents de L'abbesse, dénués de fortune et assez mal élevez, arrivérent à Abbeville. L'abbesse les reçut chez elle, les logea dans l'intérieur du couvent, plaça peu de temps après, L'ainé des deux frères dans les mousquetaires et trouvant sans doute le plus jeune préférable à Mr L'Elu, elle congédia celuicy. Dès lors Le Chever de la Barre, toujours logé chez sa cousine, toujours mangeant avec elle, fit connaissance avec la jeunesse de la ville, L'introduisit chez L'abbesse; on y soupait, on y passait une partie de La nuit.
Le Sr De Belleval, jaloux et chassé, résolut de se venger; il savait que le Chever de La Barre avait commis de grandes indécences 4 mois auparavant avec quelques jeunes gens de son âge mal élevés. L'un d'eux même avait donné en passant un coup de Baguette sur un poteau auquel était attaché un crucifix de bois, et quoique le coup n'eût été donné que par derrière et sur le simple poteau, la baguette en tournant avait frappé malheureusement le crucifix. Il sçut que ces jeunes gens avaient chanté des chansons impies qui avaient scandalisé quelques bourgeois. On reprochait surtout au Chever de La Barre d'avoir passé à trente pas d'une procession qui portait le St Sacrement, et de n'avoir pas ôté son chapeau.
Belleval courut de maison en maison éxagérer L'indécence très répréhensible du chever et de ses amis. Il écrivit aux villes voisines, le bruit fut si grand que L'Evêque d'Amiens se crut obligé de se transporter à Abbeville pour réparer le Scandale par sa piété.
Alors on fit des informations, on jetta des monitoires, on assigna des témoins, mais personne ne voulait accuser juridiquement de jeunes indiscrets dont on avait pitié. On voulait cacher leurs fautes qu'on imputait à L'yvresse et à la folie de leur âge.
Belleval alla chez tous les témoins, il les ménaça, il les fit trembler, il se servit de toutes les armes de la religion; en fin il força le juge d'Abbeville à le faire assigner luimême en témoignage. Il ne se contenta pas de grossir les objets dans son interrogatoire, il indiqua les noms de tous ceux qui pouvaient témoigner; il requit même le juge de les entendre. Mais cet indigne délateur fut bien surpris Lorsque le juge ayant été forcé d'agir et de rechercher les imprudents complices du cher de la Barre, il trouv a le fils du délateur Belleval à la tête.
Belleval désespéré fit évader son fils avec le Sr de Talonde, fils du président de Bancour, et le jeune D'Ouville, fils du maire de la ville. Mais poussant jusqu'au bout sa jalousie et sa vengeance contre le chever de la Barre il le fit suivre par un espion. Le chever fut arrêté avec le Sr Moisnel son ami. La tête leur tourna comme vous le pouvez bien penser, dans leur interrogatoire. Cependant Moisnel répondit plus sagement que la Barre. Celuicy se perdit lui même. Vous savez le reste.
Je me trouvai Samedy à Abbeville où une petite affaire m'avait conduit, Lorsque de La Barre et Moisnel, escortés de quatre Archers y arrivèrent de Paris par une route détournée. Je ne saurais vous donner une juste idée de la consternation de cette ville, de l'horreur qu'on y ressent contre Belleval, et de L'effroy qui règne dans toutes les familles. Le peuple même trouve L'arrêt trop cruel; il déchirerait Belleval; il est sorti d'Abbeville, et on ne sait où il est &c.
NB: Les accusés ont été condamnés par le parlement de Paris, en confirmation de la sentence d'Abbeville, à avoir La langue et le poing coupés, la tête tranchée, et à être jettès dans les flammes, après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire. Le Chever de la Barre a été seul éxécuté, on continue le procez du Sr Moisnel. Plusieurs avocats ont signé une consultation par laquelle ils prouvent L'illégalité de l'arrêt. Il y avait vingt cinq juges, quinze opinèrent la mort et Dix à une correction Légère.
Le cher de La Barre a soutenu les tourments et la mort sans aucune faiblesse et sans aucune ostentation. Le seul moment où il a paru ému est celui où il a vu le sr de Belleval dans la foule des spectateurs. Le peuple aurait mis Belleval en pièces, s'il n'y avait pas eu main forte. Il y avait cinq bourreaux à l'exécution du chevalier. Il était petit fils d'un lieutenant général des armées et serait devenu un excellent officier. Le cardinal Le Camus dont il était parent avait commis des profanations bien plus grandes, car il avait communié un cochon avec une hostie. Il ne fut qu'exilé; il devint ensuite cardinal et mourut en odeur de sainteté. Son parent est mort dans les plus horribles supplices pour avoir chanté des chansons et pour n'avoir pas ôté sur chapeau.