1767-04-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Daniel Marc Antoine Chardon.

Monsieur,

Il parait par la Lettre dont vous m'honorez du 27 mars que vous avez vu des choses bien tristes dans les deux hémisphères.
Si le païs d'El dorado avait été cultivable, il y a grande aparence que L'amiral Drack s'en serait emparé, ou que les Hollandais y auraient envoié quelques colonies de Surinam. On a bien raison de dire de la France non illi imperium pelagi, mais si on ajoute illa se jactet in aula, ce ne sera pas in aula Tolosana.

Je suis persuadé, Monsieur, que vous auriez couru toute l'Amérique sans pouvoir trouver chez les nations nommées sauvages deux exemples consécutifs d'accusations de parricides, et sur tout de parricides commis par amour de la religion. Vous auriez trouvé encor moins chez des peuples qui n'ont qu'une raison simple et grossière des pères de famille condamnés à la roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre toutes les probabilités humaines.

Il faut que la raison Languedochienne soit d'une autre espèce que celle des autres hommes. Nôtre jurisprudence a produit d'étranges scènes depuis quelques années. Elles font frémir le reste de l'Europe. Il est bien cruel que depuis Moscou jusqu'au Rhin on dise que n'aiant sçu nous deffendre ni sur mer, ni sur terre nous avons eu le courage de rouer l'innocent Calas, de pendre en éffigie et de ruiner en réalité la famille Sirven, de disloquer dans les tortures le petit fils d'un Lieutenant général, un Enfant de dix neuf ans, de lui couper la main et la langue, de jetter sa tête d'un côté, et son corps de l'autre dans les flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir passé devant une procession de capucins sans ôter son chapeau. Je voudrais que le gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs palliers voiageassent un peu dans l'Europe, qu'ils entendissent ce que l'on dit d'eux, qu'ils vissent au moins les Lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite, ils rougiraient, et la France ne presenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l'atrocité fanatique qui règne d'un côté, et de la douceur, de la politesse, des grâces, de l'enjouement, et de la philosophie indulgente qui règnent de l'autre, et tout celà dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l'Europe n'a les yeux que parce que les beaux arts y ont été cultivés; car il est très vrai que ce sont nos beaux arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler nôtre langue. Ces arts autrefois si bien cultivés en France font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies.

Vous me paraissez trop philosophe, Monsieur, et vous me marquez trop de bonté pour que je ne vous parle pas avec toute la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de remuer dans l'horrible château où vous allez tous les jours, le cloaque de nos malheurs. La brillante fonction de faire valoir le code de la raison, et l'innocence des Sirven, sera plus consolante pour une âme comme la vôtre. Je suis bien sensiblement touché des dispositions où vous êtes de sacrifier vôtre temps, et même vôtre santé, pour raporter et pour juger l'affaire des Sirven, dans le temps que vous êtes enfoncé dans le labirinte de la Cayenne. Nous vous suplions Sirven et moi de ne vous point gêner. Nous attendrons vôtre commodité avec une patience qui ne nous coûtera rien, et qui ne diminuera pas assurément nôtre reconnaissance. Que cette malheureuse famille soit justifiée à la st Jean ou à la pentecôte il n'importe, elle jouït du moins de la liberté et du soleil, et l'Intendant de la Cayenne n'en jouït pas. C'est au plus malheureux que vous donnez bien justement vos premiers soins, et je suis encor étonné que dans la multitude de vos affaires vous aiez trouvé le temps de m'écrire une Lettre que j'ai relu plusieurs fois avec autant d'attendrissement que d'admiration.

Pénétré de ces sentiments et d'un très sincère respect, j'ai l'honneur d'être,

Mr

votre.