1767-03-27, de Daniel Marc Antoine Chardon à Voltaire [François Marie Arouet].

Le Patriotisme Monsieur, et L'envie de justifier vostre choix dans L'affaire des Sirven me donnent des aisles, mais les subalternes de qui L'expédition dépendoit estoient des tortues.
Enfin j'ai depuis deux jours L'arrest qui Nomme les Commissaires du Conseil dans la forme où il m'estoit Nécessaire pour rapporter. En Conséquence je Compte voir aujourd'hui M. D'Aguesseau qui se trouve L'ancien de M. les Conseillers Debab, et lui demander son jour pour commençer le rapport. Je me trouve chargé dans ce moment cy de L'examen de la Conduite d'un intendant de Cette Colonie que L'on se proposa d'établir à Cayenne, et dans le Vaste Continent de la Guyanne. Il y a deux ans, M. le chev. Turgot qui estoit Gouverneur de cette Colonie fist arrester l'intendant, et plusieurs personnes qui avoient part à L'administration. Le roy a supprimé Cet établissement qui N'étoit plus qu'une plaine de tombeaux, et De ce Goufre de Dépenses, il ne nous reste que le regret d'y avoir employé en seize mois plus de Vingt millions, et ce qu'il y a de plus affreux encore la perte de Douze mil hommes qui y sont morts. Après cela Monsieur avois je raison de vous écrire que Vos Compatriotes et les miens N'entendent rien à fonder des établissements? J'ai vu toutes les possessions de l'Angleterre dans l'autre hémisphère, et j'ai vu avec un étonnement qui dure encore, Ce que l'industrie a produit à Cette Nation, bien supérieure à la nostre, en Commerce, en marine, en administration de Colonie. Depuis treize mois, je suis perdu dans le labyrinthe de la manutention de la Guyanne, j'ai outre cela depuis Cinq des prisonniers à la Bastille, entr'autre Ce même intendant, et C'est dans le triste séjour où la chaisne du devoir me faict passer mes jours sans avoir pu aller au moins Voir les Scythes et m'embrâser de quelques étincelles des feux du génie De mon protecteur (Permettez moi le titre). C'est à l'époque de vostre connoissance que je datte mes beaux jours. Cependant dans mon afreux séjour, Les vers au roy de Danemark ont pénétrés, et leur lecture m'a faict jouïr, dans un lieu où l'on ne connoist que la privation. J'aurois voulu seulement les tenir de vous, leur prix eust augmenté à mes yeux.

Quoique j'aye receu ordre de suspendre toute affaire sans éxception, jusqu'à Ce que Celle de Cayenne fust finie, je n'ai pas cru Que la demande des Sirven fust comprise dans cette défense. Il N'est point D'instant dans la vie, où il soit permis d'estre sourd aux Cris De l'innocence opprimée, et si mes jours estoient totalement pris par La mission dont je me trouve chargé, je consacrerois mes Nuicts aux Sirven, et les Nuicts deviendroient pour moi les plus beaux jours.

Vous avez dû Monsieur estre Content du mémoire du défenseur des Sirven; Paris l'a accueilli avec tout L'empressement possible. Pouvoit il Ne pas L'estre? C'est la cause de la Nature. Le mémoire de L'avocat au Conseil M'a paru aussi très bien faict, il est Méthodique, sagement écrit, et L'autheur a embelli autant qu'il l'a pu, le récit toujours aride, et fastidieux, des formes, et des Loix.

Adieu Monsieur, mon Verbiage vous ennuÿe, mais vos bontés doivent faire des importuns, Vous m'avez accoutumé à en sentir le prix, je ne Connois plus D'ambition que Celle de vous en prouver Ma reconnoissance.

Je suis avec respect Monsieur Vostre très humble, et très obéyssant serviteur

Chardon