1765-05-03, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Suisse, l'on ne peut pas donner à présent la croix du mérite, parce que nous avons résolu de ne donner de notre orviétan qu'en 1768; l'on a remarqué avec raison que cette drogue était infiniment meilleure gardée que prodiguée.
Je vous écrirai sur cet objet une lettre de bureau.

Il est vrai que j'ai été trompé en partie sur Cayenne, non pas sur la bonté du sol, ni sur les moyens de le rendre utile et ses habitants heureux, mais sur la manière dont on a exécuté les plans les mieux combinés. Quoiqu'on en dise, mon cher Suisse, ce n'est pas la faute de l'administration si l'on ne se conduit pas à Kourou comme il a été combiné et ordonné à Versailles, et tous les philosophes de l'Europe, dont je veux bien être le protégé, ne me persuaderont pas qu'on doive respecter leurs avis quand ils condamnent d'une manière assez commune, quoique dogmatique, un événement dont ils ne connaissent ni le fondement ni la suite. Il est vrai que quand le grand philosophe d'Alembert a parlé, il faut se soumettre; il est encore plus vrai que son petit livre de la Destruction des Jésuites a quelques traits assez bien vus et passablement écrits; le reste est un composé de dictum et de plates plaisanteries, et principalement il règne dans les deux tiers du livre, je vous en demande pardon, cher Suisse, un ridicule affreux pour la philosophie qui se trouve le mobile de tout ce qui se passe dans le monde. La vanité du grand D'Alembert me pue au nez. Je ne sais pas pourquoi je vous entretiens de ce verbiage; je vous demande pardon, c'est que j'ai de l'humeur, et l'on ne se contraint pas avec ses amis, surtout quand ils vous gardent le secret.