10e auguste 1774
Mon cher ami, la Chevrette doit être un fort joli lieu; la vüe de Ferney est beaucoup plus belle; mais je conçois que le voisinage de Paris est plus agréable que celui de Genêve.
Vous y jouïssez de la consolation de voir Madame d'Hornoy et sa famille qu'on dit la plus aimable du monde. C'est là une jouïssance réelle et plus sûre que les vaines espérances qu'on vous avait données. J'étais bien informé que ces espérances étaient très trompeuses. Vous savez que dans ce bas monde prèsque tout arrive au rebours de la vraisemblance. Je ne m'attendais pas assurément que le Roi Louis 15 et Laleu mourraient avant moi. Vôtre gros oncle maternel m'avait déjà prévenu; et je lui avais promis une procuration pour le successeur de Laleu. Ainsi vous voilà débarassé de ce fardeau que vous vous offrez de porter de si bonne grâce. Mais si par hazard vous connaissez quelque ami de Mr Dailli, je vous prie très fort de me recommander, car il faut toujours faire sa cour à celui qui tient les cordons de la bourse.
Je ne savais pas que Mr Le Maréchal de Richelieu me dût tant d'argent. Jamais Le Sueur ne m'écrivait. On m'a mandé que les billets de Mr De Richelieu qui courent sur la place sont évidemment contrefaits, et que Made de St Vincent impliquée dans cette affaire est à la Bastille. Pour moi je serai à l'hôpital, si les maréchaux de France et quelques autres grands seigneurs, soit français, soit allemands, soit même controlleurs généraux continuent à m'oublier. J'ai de si illustres débiteurs que c'est un secret sûr pour mourir de faim. Mr Le Maréchal de Richelieu avait commandé à la fabrique de Ferney des montres garnies de diamants pour le mariage de Madame la Comtesse d'Artois. Il me manda de les envoier à Made du Barry; je les adressai à Mr D'Ogny, intendant des postes, qui les présenta lui même à cette belle Dame. Cecy est encor un nouvel éxemple de la frivolité des espérances humaines. Jamais ces montres n'ont été mises parmi les bijoux dont le Roi fit des présents. On ne sçait ce qu'elles sont devenues. Made du Barry est allée au Pont aux Dames, et mes montres au pont qui tremble. Je mets tout cela aux pieds de mon crucifix.
Vous verrez incessamment vôtre ancien beau père qui a eu depuis d'autres beaupères, et qui va se donner de nouveaux beaupères. Il a dans Ferney une jolie maison grande comme une tabatière, qui n'est pas faitte pour loger une nombreuse famille.
Il vous parlera peut être de ce jeune officier prussien que les prud'hommes d'Abbeville condamnèrent avec tant d'indulgence à la petite correction de la langue arrachée, du poing coupé, de la roue et du feu, c'est à dire à un suplice plus cruel que celui de Damiens et de Ravaillac. Aussi son crime était bien plus grand que celui de ces parricides; car il n'avait pas ôté son chapeau pendant la pluie devant une procession de capucins, et il avait lu devant deux ou trois personnes l'ode à Priape du sr Piron, à qui (par parenthèse) Le Roi Louis 15 fesait une pension sur sa cassette comme à l'auteur de ce morceau délicat de poësie.
Je ne demandais pas une pension pour mon Prussien, je comptais seulement que Made Du Barry lui procurerait un morceau de parchemin scellé et signé Maupeou, et que ce parchemin lui rendrait son poing, sa langue, et tous ses membres roués et brûlés en éfigie par les prud'hommes d'Abbeville. Mes espérances ont été encor trompées dans cette affaire.
Je me flatte pourtant que Mr le chancelier ne sera point insensible à la situation de ce pauvre jeune homme. Je n'en ai point encor vu qui eût l'esprit plus sage, plus doux et plus circomspect. Cela prouve évidemment qu'il ne faut jamais se hâter de couper le poing et la langue aux enfans, de les rouer et de les brûler, parce qu'après tout ils peuvent devenir de bons sujets. Je compte donc proposer cette affaire à M: le chancelier dès que j'y verrai quelque jour. Je croiais qu'il serait du voiage de Compiegne, il m'écrit de Luzarches. Est-ce qu'il est seigneur de Luzarches? Ce Luzarches est sur le chemin de Compiègne. M'aurait-il écrit en route? Celà n'est pas vraisemblable.
Enfin je vous prie de me dire s'il est, ou non du voiage du Roi, et combien ce voiage durera. Le gendre d'un garde du Trésor roial doit être au fait des nouvelles de la cour. Je suis résolu de présenter enfin ma requête. J'ai balancé assez longtemps. Je veux même demander à M: Le chancelier conseil autant que protection, et si je suis refusé je me consolerai à Ferney comme vous vous êtes consolé à Hornoy.
Je vous attends pour l'hiver prochain en cas que je sois en vie. Adieu mon très cher ami. Ecrivez moi tout ce que vous aprendrez au trésor royal des billets de Mr De Richelieu, tout ce que vous saurez de la musique d'Orphée, car je m'imagine que vous pouvez aller à l'opéra en petite loge. Vous n'avez qu'à vous habiller en femme, vous m'y avez déjà attrapé une fois, vous pouvez y attraper encor M: le chancelier; il vous prendra pour une grosse Gagui.
Votre vieil oncle le bavard fait mille compliments à madame d'Hornoy et à ses enfans.
V.