1774-09-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Duplicata. Secret.

O Bertrans! Bertrans! Raton a été prêt (je crois) de mourir de douleur et de vieillesse dans sa gouttière à cent lieues de vous. Ne dites point qu'on ne m'attribuait pas à Compiegne la lettre du théologien. On avait l'injustice de me l'imputer. Sans mr le chancelier qui dans tous les tems a eu pour moi une extrême bienveillance, J'étais perdu, grâce à un prêtre de cour. D'ailleurs l'abbé de Voisenon, mon ami depuis quarante ans, très-injustement outragé dans cet ouvrage puisqu'il n'a jamais rimé d'ordures, m'a mis dans la douloureuse nécessité de me justifier auprès de lui. Enfin, pour achever mon malheur, on avait envoyé ce fatal écrit de Paris à Genève. C'était assurément trop prodiguer son éloquence contre un malheureux comme Sabotier.

J'ai vu à Ferney un grand vicaire de Toulouse qui m'a dit que son archevêque avait chassé ce Sabotier parce qu'il volait dans les poches, et que sa langue, sa plume et ses mains sont également criminelles. Voilà donc nos ennemis!

Quoique je miaule toujours un peu contre vous, je vous confie une affaire plus intéressante, et je la mets sous vôtre protection.

Je ne crois pas que vous soyez pour le nouveau plus que pour l'ancien; mais j'ai des neveux dans le nouveau qui frémissent encore comme vous et moi qu'un bœuf-tigre et consorts ayent fait couper le poing et la langue, élevé un grand bûcher de deux voies de bois à un petit-fils de lieutenant général âgé de 18 ans, et au fils d'un président âgé de 17, le tout pour n'avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir récité l'ode de Piron, à qui, par parentèse, le feu roi fesait une pension de douze cent livres sur sa cassette pour cette ode.

Le chevalier de la Barre subit son horrible supplice en personne, et le fils du président d'Etallonde fut éxécuté en effigie sous les yeux de son père qui demanda aussitôt pour lui la confiscation du bien que le jeune homme tenait de sa mère; il garda ce bien, et n'a jamais assisté son fils. Il y a de belles âmes.

Ce martir alla se faire soldat à Vezel.

Rose et Fabert ont ainsi commencé.

Le Roi de Prusse lui a donné une sous-lieutenance, et me l'a envoyé au mois d'avril dernier. Vous saurez que ce jeune homme est le plus sage, le plus doux, le plus circonspect que j'aye jamais vu; ce qui prouve qu'il ne faut jamais couper la langue et le poing aux enfans, ni leur donner la question ordinaire et extraordinaire, ni les brûler à petit feu, parce qu'après tout ils peuvent se corriger.

Je voulais d'abord lui faire obtenir sa grâce par la protection du feu roi, et même de Made du Barri; le roi mourut au mois de mai, et made du Barri alla au pont aux dames.

Je m'adressai au commencement du mois d'auguste (que les barbares nomment aoust) à mr le chancelier de Maupou qui me promit la grâce, qui arrangea tout pour favoriser pleinement D'Etallonde; et aussitôt il est parti pour Roncheroles.

Comme je vais partir bientôt pour l'autre monde, je vous lègue D'Etallonde, mais sous le plus grand secret, parce que si vous parlez, on me déterrera pour me brûler avec lui.

Pouvez vous faire réussir cette affaire et secourir l'humanité contre les cannibales? La philosophie peut-elle réparer les maux affreux qu'a fait la superstition? Je vous enverrai le précis de ce que demande le jeune D'Etallonde. Cette bonne œuvre est audessus de celle que je vous proposais pour le frère de Protagoras Damilaville.

Je vais écrire au Roi de Prusse; il m'avait donné permission de dire qu'on lui ferait plaisir de rendre justice à son officier. Je vais lui écrire que c'est vous qui êtes le protecteur de cet infortuné, et que je le supplie de vous adresser un certificat signé et scellé de lui qui dépose de la sagesse et de la bonne conduite de D'Etallonde. S'il vous envoye ce certificat, l'un des deux Bertrands est en droit de le montrer au ministre des affaires étrangères, et de le presser de faire plaisir à un monarque dont quelque jour on pourait avoir besoin. Mr Turgot vous appuiera de tout son pouvoir, et mr de Miroménil ne refusera pas de condescendre aux volontés de deux ministres qui demanderont la chose du monde la plus juste et même la plus honorable, l'expiation du crime abominable des Pilates d'Abbeville.

Bertrands, Bertrands, cette négociation est digne de vous et de vôtre courage.

Voilà mon digne philosophe ce que je vous écrivais. Vous attendrez mollia fandi tempora. Je garderai chez moy l'officier du roy de Prusse et je vous le résignerai par mon testament.

Je viens de lire le chef d'œuvre de M. Turgot du 13 septbre. Il me semble que voilà de nouvaux cieux et une nouvelle terre.

Vivez, instruisés, faittes du bien. Cecy est pour vous et pour monsieur de Condorcet.