1775-11-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Vous devez être surchargé continuellement de Lettres, mon cher et grand maître.
Je n'augmenterai pas longtems le fardeau. J'ai reçu il y a quelque tems un petit avertissement de la nature, qui m'a dit, dispone domi tuæ, cras enim morieris.

Monsieur D'Argental m'a envoié de petits billets charmants de Madlle D'Espinas. Je ne me sens pas la tête encor assez forte pour oser la remercier de la part qu'elle a daigné prendre à ma petite province. Vous lui parlerez bien mieux que je ne lui écrirais. Dites lui, je vous en prie, combien je suis pénété de ses bontés; je ne veux point mourir ingrat.

D'Etallonde est actuellement à Potzdam. Le roi l'a très bien accueilli, très bien traitté, très encouragé, et lui a dit qu'il aurait soin de sa fortune. Le jeune homme s'est conduit et a parlé avec la plus grande prudence. Il réussira beaucoup, ou je suis fort trompé. Celà fait voir qu'il ne faut pas tant se presser de couper le poing et la langue à un enfant, de lui donner la question ordinaire et extraordinaire, et de le jetter tout vivant dans un bûcher composé d'une corde de bois et d'une grande charette de fagots, car on ne sait jamais ce qu'un enfant deviendra. Un homme qui est aujourd'hui un ministre d'état cher à la France, et qui passe pour un des meilleurs généraux de L'Europe, commença par être camarade du père Adam dans la ville de Dole, et le prince Eugène à dix sept ans s'enivrait avec Dancourt, et couchait avec le reste de la famille.

Vous savez que le roi de Prusse vient d'essuier un terrible accez de goute aux quatre membres; c'est actuellement la mode des grands hommes.

Le Roi établit donc à l'académie des sciences un prix pour du salpêtre. J'avais envérité gagné ce prix, car j'avais équipé pour ma part, un vaisseau qui amenait du salpêtre de Bengale en France. Nôtre salpêtre a été fondu par l'eau de la mer qui est entrée dans le vaisseau, et je n'aurai point le prix. Je ne m'étonne point que les Chinois aient inventé la poudre quinze cent ans avant nous. Leur terre est pleine d'un saltpêtre excellent, et nous ne savons encor que grater des caves.

On dit que des bonzes ont voulu depuis peu faire du mal aux disciples de Confucius, et que le jeune Empereur Kan-hi a tout apaisé avec une sagesse au dessus de son âge. Celà donne envie de vivre encor quelque tems. Cependant il faut bien s'aller rejoindre à l'être des êtres.

Raton embrasse avec révérence les deux Bertrands de ses deux petites pattes moitié grillées, moitié dessèchées.

V.