17^e 9^bre 1775

Mon cher ami, je me flatte que ma Lettre arrivera à Paris en même tems que vous.
Vôtre départ de Ferney nous a laissé des craintes et des dangers de toute espèce. Vous avez trouvé un déluge en vôtre chemin. Mad^e De Rozambeau a été obligée de faire une partie du sien sur un cheval de postillon. Deux de mes nouvelles maisons ont été abattues par l'orage; et moi chétif, je me sens encor du petit accident qui m'arriva lorsque vous étiez à Ferney. Il ressemble comme deux goutes d'eau à une petite apopléxie. Des impressions très désagréables m'en sont restées. Ce sont des avertissements de la nature qui dit toujours aux gens de mon âge, dispone domui tuæ, eras enim morieris.

Jouïssez de la vie, mon cher ami, avec une femme qui fait vôtre bonheur, et avec la plus aimable famille de Paris.

Si vous voiez M^r D'Ailly, je vous prie de vouloir bien lui dire que mon accident m'a empêché de lui écrire, et que je suis pénétré de toutes les amitiés qu'il me témoigne.

Aureste, je vous avertis que je ne veux point mourir sans demander pardon à ce bon abbé Raynal. Je veux que vous fassiez ma paix. Vous lui direz la vérité la plus exacte, quand vous lui avouerez que je ne savais point qu'il fût l'auteur des recherches philosophiques des établissements de commerce. J'ai pris un peu trop violemment le parti de Louis 14, à qui on reprochait d'avoir équipé des flottes pour bombarder Génes. J'ai été très affligé quand j'ai sçu que M^r L'abbé Raynal était l'auteur. Je réparerai certainement ma vivacité à la première occasion. Je vous prie de l'assurer de l'estime que j'ai pour lui, et du cas que je fais de son ouvrage.

Il faut que vous me secouriez encor auprès d'un autre abbé, c'est l'abbé Morellet, ou Mords-les, qui est nôtre soliciteur pour le petit païs que vous avez bien voulu habiter quelques semaines, et où vous règnerez un jour. Je lui ai envoié un mémoire pour le ministère. Je remercie, au nom de nos états dans ce mémoire, M^r Turgot et M^r de Trudaine de toutes leurs bontés. Nous nous conformons entièrement à leur décision, mais nous les suplions d'adoucir le fardeau de Trente mille francs qu'on nous impose pour L'indemnité de messieurs les fermiers généraux, qui n'ont nul besoin d'indemnité. Cette affaire est plus sérieuse que celle de L'abbé Raynal.

Père Adam soutient toujours que le ministre de la guerre a été son camarade, et il le soutient si fortement que je commence à n'en rien croire. Mais si la chose est vraie, vous m'avouerez qu'il est assez plaisant d'avoir un secrétaire d'état de la guerre qui a été Jésuite, et un controlleur général des finances qui a été licentié de Sorbonne, et qui l'est même encor, car c'est un tître indélébile. Celà fait voir qu'on se méprend quelquefois à ses talents dans la première jeunesse. Le prince Eugêne avait commencé par être abbé, Morival devient favori du Roi de Prusse, il a commencé bien plus mal. Je vous avertis qu'il est capable d'aller bien loin; et qui sçait si un jour on ne le verra pas à la tête d'un corps d'armée montrer moins de respect que jamais pour les processions de capucins.

Adieu, vôtre tante est dans une assez bonne santé. Je me recommande à vôtre amitié et à celle de Madame D'Hornoy.

V.