à Colmar 14 may 1754
Monseigneur,
Je suis toujours émerveillé de votre belle écriture.
La plus part des princes grifonnent, et votre altesse sérénissime aura peine à trouver des secrétaires qui écrivent aussi bien qu'elle. Permettez moy d'en dire autant de votre stile. Ce que vous dites des songes phisiques est bien digne d'un esprit fait pour la vérité. Je ne sçai qui est l'autheur de cet ouvrage, que je n'ay point vu, mais votre extrait vaut assurément mieux que le livre.
On fait àprésent à Colmar une expérience de phisique fort au dessus de celles de l'abbé Nolet. Elle est doublement de votre ressort, puisque vous êtes phisicien et prince. Il s'agit de tüer le plus d'hommes qu'on poura au meilleur marché possible; au moyen d'une poudre nouvelle faitte avec du sel qu'on convertit en salpêtre. Le secret a déjà fait baucoup de bruit en Allemagne; et a été proposé en Angleterre et en Dannemark. En effet on a fait de bon salpêtre avec du sel, en y versant beaucoup d'esprit de nitre, c'est à dire on a fait du salpêtre avec du salpêtre à grands frais, comme on fait de l'or, et ce n'est pas là notre compte. Les deux opérateurs qui travaillent à Colmar en présence des députez de la compagnie des poudres de France, ont demandé 450 mille écus d'Allemagne pour leur secret, et un quart dans le bénéfice de la vente. Ces propositions ont fait croire qu'ils sont sûrs de leur opération. L'un est un baron de Saxe nommé Planits, l'autre un notaire de Manheim nommé Boull, qui fait actuellement de l'or aux Deux Ponts, et qui a quitté son creuset pour les chaudières de Colmar. Il y a trois mois qu'ils disent que la conversion se fera demain. Enfin le baron est parti pour aller demander en Saxe de nouvelles instructions à un de ses frères qui est grand magicien. Le notaire reste toujours pour achever son acte autentique; et il attend patiemment que le nitre de l'air vienne cuire son sel dans ses chaudières et le faire salpêtre. Il est bien beau à un homme comme luy de quitter le grand œuvre pour ces bagatelles. Jusqu'à présent le nitre de l'air ne l'a pas exaucé, mais il ne doute pas du succez. Voylà de ces cas où il ne faut avoir de foy que celle de st Tomas, et demander à voir et à toucher.
Je suis bien fâché monseigneur d'aller à Plombieres pendant que votre A. S. va à Spa et à Aix. Peutêtre ne dirigerai je pas toujours ma course si mal.
Voylà le catalogue des tableaux que v. a. s. demande. J'ose luy conseiller de prendre le tout. Cela n'est pas si cher que du salpêtre et vous paieriez cette bagatelle un jour, à votre commodité et en deux ou trois payements, sans vous géner ny pour le temps ny pour la somme. Vous serez aussi le maître du prix. Comptez que c'est une bonne occasion. Je renouvelle à V. A. S., monseigneur, mon profond respect et mon tendre attachement
Voltaire