1739-02-16, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

Je reçois dans le moment la lettre dont v.a.r. m'a honorée.
Je ne puis vous exprimer, monseigneur, la joie que j'ai de ce que v.a.r. est résolue à donner quelques moments de son loisir à la physique. L'étude de la nature est une occupation digne de votre génie, & je suis persuadée que cette carrière nouvelle vous fournira de nouveaux plaisirs. Pour moi, je suis bien sûre qu'il m'en reviendra des instructions. Si je ne craignais pas de vous importuner, je prierais v. a. r. de m'instruire du chemin qu'elle compte suivre dans cette étude; je me flatte bien que la philosophie newtonienne sera celle que vous étudierez; Newton & son commentateur méritent cet honneur également.

Il n'y a pas moyen de soutenir davantage l'embrasement des forêts par le vent, puisque v.a.r. persiste à le croire impossible, & que mr de Voltaire est contre moi. Je trouve que ce qu'il mande sur cela à v.a.r. vaut mieux que tout mon ouvrage. Je suis plus hardie sur ce qui concerne le fleuve qui gèle l'été en Suisse; car je n'ai assuré sur cela autre chose sinon que Scheuchzerus rapporte que dans l'évêché de Bâle il y a un fleuve qui gèle l'été & coule l'hiver. Il y a des montagnes couvertes de glaces dans le Pérou entre le 23 & le 24me degré de latitude, qui ne fondent jamais, & mr de Tournefort, dans son voyage du Levant, rapporte qu'à Trébizonde il gelait toutes les nuits au mois de juillet jusqu'au lever du soleil; cependant les régions sont plus méridionales que les nôtres, & le soleil est par conséquent beaucoup plus longtemps sur l'horizon, & mr de Tournefort, qui a examiné la terre des climats, l'a trouvée très chargée de sels et de nitre. Ce que v.a.r. dit sur les grottes de Besançon est très vraisemblable; mais ces deux causes, les parties nitreuses que la chaleur du soleil fond & fait couler dans les grottes, & la terre qui en forme le lit, qui abonde vraisemblablement aussi en nitre & en sels, contribuent à ce phénomène; mais il me semble qu'il ne s'ensuit pas que les fleuves dussent geler en été; car il est rare que dans nos climats la chaleur du soleil soit assez forte pour élever une assez grande quantité de particules nitreuses pour causer la nuit en retombant la congélation des eaux courantes. C'est là une des raisons pour lesquelles ce phénomène est plus commun dans les pays chauds; mais il est nécessaire de plus, pour l'opérer, que la terre abonde en nitre & en sel.

Avant de quitter la physique, oserais je demander à v. a. r. si Thiriot lui envoya il y a environ trois mois un petit extrait du livre de mr de Voltaire inséré dans le journal des savans de septembre 1738? Je n'avais pas osé le présenter moi même à v. a. r.; mais j'avoue que je serais bien curieuse de savoir si elle en a été contente.

Puisque v. a. r. est informée de l'horrible libelle de l'abbé des Fontaines, elle ne sera pas fâchée sans doute d'apprendre la suite de cette affaire, à laquelle vos bontés pour mr de Voltaire font que v. a. r. s'intéresse. Tous les gens de lettres maltraités dans le libelle ont signé des requêtes, qui ont été présentées aux magistrats, & il y a lieu d'espérer qu'ils feront une justice que le lieutenant criminel aurait faite à leur place; ainsi la cause de mr de Voltaire devient la cause commune, & c'est en effet celle de tous les honnêtes gens.

On m'avait trompée en me mandant que Thiriot avait envoyé le libelle à v. a. r., & je voudrais bien que tous ses torts dans cette affaire ne fussent pas plus réels; mais il s'est très mal conduit, & je ne l'attends au point où les sentiments de reconnaissance qu'il doit à mr de Voltaire auraient dû toujours le tenir, que quand v. a. r. le lui aura ordonné. Il a eu l'imprudence de me mander qu'il avait envoyé à v. a. r. une lettre qu'il m'a écrite & dont j'ai été très offensée; je ne sais trop sous quel prétexte il a cru pouvoir m'écrire une lettre ostensible, & comment il a osé envoyer cette lettre à v. a. r., qui devait lui paraître une énigme, si elle ne connaissait point la Voltairomanie. Ce qui est bien certain, c'est que Thiriot ne devait jamais sans ma participation montrer cette lettre à personne; or non seulement il l'a presque rendue publique sans ma permission, mais il l'a envoyée à v. a. r. Je ne me soucie point du tout que le public soit informé que Thiriot m'écrit, & il ne lui convenait en aucune façon d'oser me compromettre. C'est ainsi qu'il a réparé les torts qu'il avait avec mr de Voltaire. Je ne m'attendais pas à être obligée d'écrire un factum sur Thiriot à v. a. r.; mais l'imprudence de ses démarches m'y a forcée. Il faut encore que vous me permettiez, monseigneur, de vous envoyer la copie de la lettre que madame la présidente de Bernières a écrite à mr de Voltaire sur cette malheureuse affaire; elle fera voir à v. a. r. à quel point les hommes peuvent porter la méchanceté & l'ingratitude, & combien Thiriot est coupable de n'en avoir pas usé avec mr de Voltaire comme a fait madame de Bernières, qui cependant lui doit bien moins.

Je suis désespérée de penser que je vais ce printemps dans un pays où v. a. r. était l'année passée; cependant je me console par l'idée que ce voyage me rapproche de v. a. r. & des pays qui sont sous la domination du roi votre père. Les terres que mr du Chastellet va retirer, sont enclavées dans le comté de Loo & ne sont pas loin du pays de Clèves; on dit que c'est un pays charmant & digne de faire la résidence d'un grand roi; cette idée m'empêchera de vendre ces terres, qui d'ailleurs sont, à ce qu'on m'assure, très belles. Je vais aussi solliciter des procès à Bruxelles, & je me flatte que v.a.r. voudra bien alors m'accorder quelques recommandations. Tout cela fera un peu de tort à la physique; mais l'envie de me rendre digne du commerce de v. a. r. me fera sûrement trouver des moments pour l'étude.

Je demande à v. a. r. la permission de mettre une lettre pour mr de Kaiserling dans son paquet, ne sachant où le prendre. J'espère, monseigneur, que vous voudrez bien aussi me permettre d'envoyer sous votre couvert deux exemplaires de mon ouvrage sur le feu dont l'académie vient de faire achever l'impression, l'un pour mr Jordan & l'autre pour mr de Kaiserling. Il faut enfin que je demande pour dernière grâce à v. a. r. de me pardonner la longueur de cette lettre en faveur des sentiments de respect & d'admiration qui me l'ont dictée, & avec lesquels je suis &c.

P. S. Rousseau est retourné faire de mauvaises odes à Bruxelles. Je prie v. a. r. de m'écrire toujours par mr Plets.