Monseigneur,
La lettre dont v. a. r. m'a honorée, a versé du baume sur les blessures que les ennemis de mr de Voltaire & du genre humain ne cessent de lui faire.
Il a suivi le conseil que v. a. r. daigne lui donner; il n'a point fait paraître son mémoire, il s'est plaint à mr le chancelier; l'affaire est renvoyée à mr Héraut, lieutenant général de police, & j'espère que mr Héraut, qui a déjà condamné l'abbé des Fontaines en 1736 pour un libelle contre plusieurs membres de l'académie française, vengera mr de Voltaire & le public. Tout ce que je désire, c'est que mr de Voltaire ne soit point obligé de quitter Cirey, & ses études, pour aller poursuivre sa vengeance à Paris, & je me flatte que le ministère public s'en chargera. L'intérêt que v.a.r. veut bien y prendre, me persuade qu'elle sera bien aise de savoir à quoi en est une affaire qui est venue troubler si cruellement le repos d'un homme que v. a. r. honore de tant de bontés.
A l'égard de Thiriot, il est inexcusable d'avoir osé rendre publique une lettre qu'il lui a plu de m'écrire, que je ne lui demandais pas, & qu'il a montrée non seulement sans ma permission, mais même contre mes ordres; je ne cache point à v. a. r. combien j'en ai été offensée, & je ne crois pas qu'il s'avise davantage de compromettre ainsi mon nom. Je ne doute point que la lettre que v. a. r. lui a fait écrire ne le fasse rentrer dans son devoir, & j'ose assurer qu'il en avait besoin. Il est vrai que c'est une âme de boue, mais quand la faiblesse & l'amour propre font faire les mêmes fautes que la méchanceté, ils sont aussi condamnables. Je crois, monseigneur, que vous faites bien de la grâce à sa vertu de la comparer à quelque chose; mais j'avoue que sans application votre comparaison du thermomètre m'a paru charmante; elle est très juste pour la plûpart des hommes; elle a de plus un petit air de physicien qui me plaît infiniment; mais, monseigneur, j'aurais bien quelques reproches à faire à v. a. r. sur la dernière lettre qu'elle a écrite à mr de Voltaire: j'avais cru que la physique serait dans mon département; mais je sens bien que ce Voltaire est ce que les italiens appellent cattivo vicino.
L'expérience de la montre sous le récipient est très ingénieuse; elle a été faite à Londres par mr Derham, & v. a. r. peut en voir le détail & le succès dans les Transactions philosophiques, nro 294. La privation de l'air ne causa aucune altération au mouvement de cette montre, ce qui est une belle preuve contre l'explication que les cartésiens donnaient du ressort; car si la matière subtile en était la cause, l'air, qui est une matière très subtile, devrait y contribuer. Il y a d'ailleurs d'autres raisonnements qui prouvent, premièrement, que cette matière subtile n'existe pas, & secondement que quand elle existerait, elle ne pourrait causer le ressort. Mais, monseigneur, on est bien embarrassé pour savoir ce que c'est que le ressort. Mr Keills l'a expliqué par l'attraction, mais je ne sais si son explication est satisfaisante; car l'attraction n'est pas toujours bonne à toute sauce, & on en a un peu abusé dans ces derniers temps; j'ai bien peur qu'il ne faille recourir à dieu pour le ressort, & que ce ne soit un attribut donné par lui à la matière, comme l'attraction, la mobilité & tant d'autres que nous connaissons et que nous ne connaissons pas; mais je suis encore bien ignorante sur tout cela. Je vais prendre auprès de moi un élève de mr Wolf, pour me conduire dans le labyrinthe immense où se perd la nature; je vais quitter pour quelque temps la physique pour la géométrie. Je me suis aperçue que j'avais été un peu trop vite; il faut revenir sur mes pas; la géométrie est la clef de toutes les portes & je vais travailler à l'acquérir. Je suis au désespoir du contretemps qui rend les marches de v. a. r. si contraires aux miennes; mais je me console par le plaisir d'avoir une terre qui touche presque aux états du roi votre père, & par l'espérance de vous y assurer quelque jour des sentiments respectueux avec lesquels je suis &c.
A Cirey, ce 27 février [1739]