1740-04-25, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

J'envoie enfin à v.a.r. mon essai de métaphysique; je souhaite & je crains presqu'également qu'elle ait le temps de le lire.
Vous serez peut-être aussi étonné de le trouver imprimé, que j'en suis honteuse; les circonstances qui l'ont rendu public seraient trop longues à expliquer à v. a. r. J'attends pour savoir si je dois m'en repentir, ou m'en applaudir, ce que v. a. r. en pensera. Je me souviens qu'elle a fait traduire sous ses yeux la métaphysique de Wolf, & qu'elle en a même corrigé quelques endroits de sa main; ainsi j'imagine que ces matières ne lui déplaisent point, puisqu'elle a daigné employer quelque partie de son temps à les lire.

V. a. r. verra par la préface que ce livre n'était destiné que pour l'éducation d'un fils unique que j'ai, & que j'aime avec une tendresse extrême; j'ai cru que je ne pouvais lui en donner une plus grande preuve qu'en tâchant de le rendre un peu moins ignorant que ne l'est ordinairement notre jeunesse; & voulant lui apprendre les éléments de la physique, j'ai été obligée d'en composer une, n'y ayant point en français de physique complète, ni qui soit à la portée de son âge; mais comme je suis persuadée que la physique ne peut se passer de la métaphysique, sur laquelle elle est fondée, j'ai voulu lui donner une idée de la métaphysique de mr de Leibnitz, que j'avoue être la seule qui m'ait satisfaite, quoiqu'il me reste encore bien des doutes.

L'ouvrage aura plusieurs tomes, dont il n'y en a encore que le premier qui soit commencé à imprimer. Je crois qu'il paraîtra vers la pentecôte, & je prendrai la liberté d'en présenter un exemplaire à v. a. r., si elle est contente de ce que j'ai l'honneur de lui envoyer aujourd'hui.

Je m'aperçois que ma lettre est déjà très longue & que je n'ai point encore parlé à v. a. r. de ma reconnaissance de la boîte charmante qu'elle m'a fait la grâce de m'envoyer. Je n'ai rien vu de plus joli & de plus agréablement monté; mais v. a. r. me permettra de lui dire qu'il lui manque son plus bel ornement, & que quelque bien qu'elle m'ait traitée, je suis très jalouse du présent dont elle a honoré mr de Voltaire. Je crois qu'il a déjà envoyé à v. a. r. sa métaphysique de Newton, & vous serez peut-être étonné que nous soyons d'avis si différents; mais je ne sais si v. a. r. a lu un rabâcheur français qu'on appelle Montagne, qui en parlant de deux hommes qu'une véritable amitié unissait, dit: ils avoient tout commun, hors le secret des autres, & leurs opinions. Il me semble même que notre amitié en est plus respectable & plus sûre, puisque même la diversité d'opinion ne l'a pu altérer; la liberté de philosopher est aussi nécessaire que la liberté de conscience. V. a. r. nous jugera, & l'envie de mériter son suffrage nous fera faire de nouveaux efforts. V. a. r. me permettra de la faire souvenir de Machiavel; je m'intéresse à la publication d'un ouvrage qui doit être si utile au genre humain, avec le même zèle que j'ai l'honneur d'être &c.