Monseigneur,
Quand j'eus l'honneur de parler à v. a. r. dans ma dernière lettre du sr Thiriot, & que je lui demandai la permission de lui en dire davantage, je ne croyais pas être obligée d'anticiper cette permission, & j'étais bien loin de croire que j'eusse à l'instruire aujourd'hui de choses bien plus importantes que celles dont je lui parlais dans cette lettre.
Les bontés singulières dont v. a. r. honore mr de Voltaire, & l'amitié (le plus sacré de tous les nœuds) qui m'unit à lui, ne me permettent pas de différer à vous instruire de plusieurs faits dont v. a. r. sait peut-être déjà une partie.
Je sais par le sr Thiriot lui même, & je ne l'ai pas appris sans étonnement, qu'il envoie à v. a. r. toutes les brochures que les insectes du Parnasse & de la littérature font contre mr de Voltaire; il m'assura que v. a. r. le lui ordonnait: Je ne sais, lui dis je, si Mr le Prince royal vous l'ordonne; mais ce que je sais bien, c'est que si vous lui aviez appris les obligations que vous avez à Mr de Voltaire, qu'il ignore, & qu'en envoyant à S. A. R. toutes ces indignités, vous y eussiez mis le correctif que la reconnoissance exige de vous, le Prince, loin de vous en savoir mauvais gré, eût conçu pour votre caractère une estime que votre conduite présente est bien loin de mériter.
Malgré cette remontrance il a continué à envoyer à v. a. r. tous les libelles qu'il peut ramasser contre mr de Voltaire; mais comme j'ai vu par les lettres de v. a. r. à mr de Voltaire que toutes ces infamies, détestées du public, proscrites par les magistrats, & souvent ignorées à Paris, loin de diminuer les bontés de v. a. r. pour mr de Voltaire, les augmentaient encore, j'ai laissé faire le sr Thiriot, d'autant plus que mr de Voltaire n'en a jamais laissé échapper la moindre plainte.
On me mande que Thiriot a envoyé en dernier lieu à v. a. r. un nouveau libelle de l'abbé des Fontaines, intitulé la Voltairomanie; comme il y est question du sr Thiriot, je crois qu'il est bon de faire connaître à v. a. r. quel est l'homme au nom duquel on ose donner dans ce libelle un démenti à mr de Voltaire & qui ose l'envoyer à v. a. r.
Quand le sr Thiriot ne devrait à mr de Voltaire que ce que les devoirs les plus simples de la société exigent, la façon dont on parle de lui par rapport à mr de Voltaire dans cet infâme libelle, devrait le révolter, & il ne devrait pas laisser subsister un moment le doute qu'il eût démenti ses lettres & ses discours pour un scélérat généralement méprisé, tel que l'abbé des Fontaines.
Mais que v. a. r. pensera-t-elle quand elle saura que le même Thiriot, qui veut aujourd'hui affecter la neutralité entre mr de Voltaire & son ennemi, n'est connu dans le monde que par les bienfaits de mr de Voltaire; qu'il n'est jamais entré dans une bonne maison que comme son portefeuille, comme un homme qui le répétait quelquefois; que mr de Voltaire, dont la générosité est bien au dessus de ses talents, l'a nourri & logé pendant plus de dix ans; qu'il lui a fait présent des lettres philosophiques, qui ont valu à Thiriot de son aveu même plus de deux cent guinées & qui ont pensé perdre mr de Voltaire; & qu'il lui a enfin pardonné des infidélités, ce qui est plus que des bienfaits: que penserez vous, monseigneur, d'un homme qui ayant de telles obligations à mr de Voltaire, loin de prendre aujourd'hui la défense de son bienfaiteur & de celui qui voulait bien le traiter comme son ami, affecte de ne plus se souvenir des choses qu'il a écrites plusieurs fois, & dont mr de Voltaire a les lettres & qu'il a répétées encore devant moi ici cet automne, & craint de se compromettre, comme si un Thiriot pouvait jamais être compromis, & comme s'il y avait une façon plus ignominieuse de l'être, que d'être accusé de manquer à tant de devoirs, & à tant de liens, & de les trahir tous pour un des Fontaines?
Je me flatte que v. a. r. pardonnera la façon vive dont je lui écris, en faveur du sentiment qui allume ma juste indignation. Mr de Voltaire respecte ses bienfaits & son amitié, & je suis bien sûre qu'il n'eût jamais instruit v. a. r. des faits que cette lettre contient; mais plus il est incapable de faire connaître Thiriot à v. a. r., plus je crois remplir un devoir indispensable de l'amitié que j'ai pour lui, & du respect que j'ai pour v. a. r., en l'instruisant de l'ingratitude du sr Thiriot.
Je ne sais s'il est possible de le corriger; mais ce dont je suis sûre, c'est que le désir de plaire à v. a. r. & de mériter les bontés d'un prince aussi vertueux peut seul l'engager à l'être.
Vous savez, monseigneur, que les personnes publiques dépendent des circonstances; ainsi, quelque singulier qu'il soit que la conduite de Thiriot puisse porter quelque coup, cependant il serait désirable pour mr de Voltaire qu'il rendît publiquement dans cette occasion ce qu'il doit à la vérité & à la reconnaissance, & je suis persuadée qu'un mot de v. a. r. suffira pour le faire rentrer dans son devoir.
Je supplie encore v. a. r. d'être persuadée que jamais Thiriot ne serait venu à Cirey, si le titre d'un de vos serviteurs ne lui en eût ouvert l'entrée. Mr de Voltaire, qui l'a comblé de tant de bienfaits, & qui respecte encore une connaissance de vingt années, le connaît cependant trop bien pour lui avoir jamais montré une seule ligne des lettres dont v. a. r. l'honore, ni de celles qu'il a l'honneur de vous écrire.
Quelque méprisable que soit l'auteur de l'infâme libelle dont j'ai parlé à v. a. r. dans cette lettre, il est, je crois, du devoir d'un honnête homme de repousser publiquement des calomnies publiques. Mr du Chastellet, moi, tous les parents & tous les amis de mr de Voltaire lui ont donc conseillé de publier le mémoire que j'envoie à v. a. r.; il n'est pas encore imprimé, mais le respect de mr de Voltaire pour v. a. r. lui fait croire qu'il ne peut trop tôt lui envoyer la justification d'un homme qu'elle honore de tant de bontés.
Je supplie v. a. r. de ne point faire passer par mr Thiriot la réponse dont elle m'honorera; elle peut l'adresser en droiture à Vassy en Champagne. Nous avons eu l'honneur, mr de Voltaire & moi, d'écrire à v. a. r. par mr Plets.
Malgré la longueur de cette lettre, je ne puis la finir sans marquer à v. a. r. combien je suis flattée de penser que les affaires de ma maison qui m'appellent ce printemps en Flandre, me rapprocheront des états du roi votre père, & pourront peut-être me procurer le bonheur d'assurer moi même v. a. r. des sentiments de respect & d'admiration avec lesquels je suis &c.
à Cirey, ce 12 janvier 1739