A Berlin, ce 27 janvier 1739
Madame,
Je suis extrêmement fâché, tant pour l'amour de votre repos que pour celui du digne Voltaire, de ce que des Fontaines & Rousseau ne se lassent jamais de blasphémer contre l'Apollon de la France.
J'ai fait écrireà Thiriot que je voulois avoir ce libelle, quelque affreux qu'il pût être; mais il ne me l'a pas envoyé encore. Lorsqu'on s'intéresse autant à quelqu'un que je le fais à mr de Voltaire, tout ce qui peut le regarder d'une manière relative ou directe devient intéressant; & quelque répugnance que j'ai à lire ces écrits qui sont l'opprobre de l'humanité & la honte des lettres, je me suis néanmoins imposé cette pénitence, afin d'être instruit des faits qui attirent ordinairement des suites après eux, & qui tiennent à une infinité de particularités & d'anecdotes. Thiriot m'a envoyé la copie de la lettre qu'il vous a adressée. Autant que j'en puis juger, Thiriot n'est point malicieux; mais s'il biaise, ce n'est que par faiblesse & par timidité. Vous verrez par la copie de ce que je lui ai fait écrire, que je lui ai fait sentir quels sont les devoirs d'un honnête homme, & que la probité et la reconnaissance sont des vertus si indispensables, que sans elles les hommes seraient pires que les monstres les plus affreux. Thiriot s'amendera, madame; il ne fallait que lui montrer ses devoirs & lui inspirer des sentiments. Vous n'avez à Cirey devant vos yeux que des vertus héroïques. Mais souvenez vous que tout le monde n'est pas héros, & que le pauvre Thiriot ne peut être compté qu'au nombre de ces faibles mortels dont la vertu n'est que comme un thermomètre qui a besoin d'être échauffé par l'exemple d'une vertu supérieure pour se monter sur le même ton.
J'ai lu le mémoire du digne Voltaire, & j'ai déploré le temps précieux qu'il a employé à le composer. Si la réputation du chantre de la Henriade, de l'auteur de l'histoire de Charles XII, du traducteur de Newton n'était que d'un jour, il ferait assurément bien de se justifier, & de se laver du venin de la calomnie aux yeux du public, comme le ferait un homme inconnu auquel ce public aurait pu faire injustice; mais il me semble que mr de Voltaire est bien loin d'être dans ce cas: il est connu généralement, l'univers entier a ses ouvrages entre les mains. La raison du bannissement de Rousseau, le procédé indigne & infâme de ce poète, l'affaire de l'abbé des Fontaines, le service que Voltaire lui a rendu; tout cela sont, madame, des faits qui ne sont ignorés de personne. Un lecteur sensé se rappelle le caractère de Rousseau & l'ingratitude de des Fontaines en lisant leurs écrits; & il se révolte lorsqu'il voit les nouveaux libelles dont on ne cesse de poursuivre Voltaire. Il me semble, madame, qu'il aurait suffi de laisser penser le lecteur & de ne point lui répéter ce dont il est déjà instruit. D'ailleurs mr de Voltaire se compromet en quelque manière lorsqu'il honore Rousseau & des Fontaines d'une réponse à leurs infâmes écrits; je crois qu'il aurait suffi de se plaindre au chancelier des auteurs indignes de ce libelle injurieux, & que la punition de ces infâmes aurait été plus honorable à mr de Voltaire que les horreurs de leur vie dont il fait le portrait. Non, ce n'était point sur ces indignes originaux que devait s'exercer son pinceau; il est trop noble pour être avili de la sorte; ce sera moi qui revendiquerai le temps & les pensées que mr de Voltaire y a perdus. Se défendre contre des accusations, est le pas le plus glissant pour l'amour propre; il n'est guère possible de se justifier sans se louer soi même, & rien n'est plus odieux que l'encens qu'un auteur brûle sur ses propres autels. Celui qui se justifie contre les traits que la calomnie a lancés sur son honneur, est dans la triste nécessité de se louer soi même; ainsi il me semble que ces apologies conviendraient mieux dans la bouche d'un ami; elles feraient plus d'honneur à la modération de la personne offensée, & elles en auraient d'autant plus de poids. Je m'offre très volontiers à être l'apologiste de l'inimitable Voltaire, toutes fois & quand il en aura besoin: ce sera Trajan qui fera le panégyrique de Pline.
Vous me flattez, madame, de vous approcher ce printemps de nos frontières, & j'ai le chagrin de vous apprendre que je prends un chemin tout opposé cette année; je compte de suivre le roi en Prusse, & ce ne sera que dans deux ans que je reverrai le pays de Clèves. Je suis bien malheureux de ce que le destin me paraît si contraire. Si je n'ai pas la satisfaction de vous voir, j'aurai du moins le plaisir de recevoir plus souvent de vos lettres. Je vous prie de me croire avec une estime infinie &c.