à Genève le 12 juillet 1762
Monseigneur,
Le jugement qui a été rendu contre Rousseau pourra avoir des suites que le conseil ne prévoyait pas.
On a répandu icy une lettre où l'on fait une critique assés légère des ouvrages qui ont été flétris mais l'on y condamne sans ménagement la conduite du Conseil, on l'accuse d'avoir eu principalement en vüe de plaire à la France, et de s'étre laissé entrainer par le party que l'on supose que M. de Voltaire s'est fait dans cette Ville. On prend de là occasion, Monseigneur, de faire la censure la plus vive de quelques ouvrages de cet auteur et de blâmer la complaisance du Conseil de les laisser imprimer sous ses yeux quoique plus dangereux encore que ceux de Rousseau. Cette lettre a été déférée au Conseil par le Procureur Général.
On y a fait deux réponses où l'auteur est traité avec une hauteur insultante, on n'y ménage ny les expressions les plus humiliantes ny les injures grossières. On soupçonne un Cytoyen attaché à M. de Voltaire d'être l'auteur de l'une de ces lettres; il insiste sur les services rendus à la Répe par M. de Voltaire et sur l'honneur qu'elle a de posséder un aussy grand homme.
Je sçais, monseigneur, que plusieurs membres de Conseil sont très offensés qu'on impose à la République un devoir de reconnoissance pour des services qu'elle n'a pas reçus ny pu recevoir. Plusieurs personnes travaillent pour venger Rousseau, à rassembler tout ce qui leur paroit attaquer la Religion dans les ouvrages de M. de Voltaire, et veulent déférer ces extraits au Conseil en demandant qu'ils soient condamnés et flétris. Je suis informé que l'on est occupé à empêcher les ennemis de cet auteur de faire cette démarche qui embarrasseroit beaucoup le magistrat et le forceroit peut étre à sévir contre un étranger après avoir condamné un citoyen.
Voilà, Monseigneur, où les choses en sont àprésent. J'aurois eu l'honneur de vous envoyer ces lettres si elles n'étoient aussy longues que peu interressantes; cependant au premier ordre je les ferai copier.
Rousseau est à Yverdon. On dit icy que le Conseil de Berne a deffendu que l'on débite ses ouvrages.
Je suis avec respect,
Monseigneur
Votre très humble et très obéïssant serviteur
Montperoux