1764-08-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Marie Dauphin, baronne de Verna.

Nous nous écrivons, madame, d'un bord du Stix à l'autre.
Nous sommes deux malades qui nous exhortons mutuellement à la patience. Mais la différence entre vous & moi, c'est que vous êtes jeune & aimable. Vous n'avez pas le petit doigt du pied dans l'eau du Stix, & j'y suis plongé jusqu'au menton. Vous écrivez de votre main, & avec la plus jolie écriture du monde, & moi, je peux dicter à peine. Je vous suis très redevable de votre recette. Il y a longtemps que j'ai épuisé tous les œufs de mes poules, & la couperose, & le nitre, & le sel, & l'eau fraîche, & l'eau de vie. Ayez la bonté de considérer, madame, que des yeux de soixante & onze ans ne sont pas comme les vôtres, & sont fort rebelles à la médecine. J'avoue, madame, qu'on a quelquefois la vie à d'étranges conditions; mais vous avez une recette dont j'use avec plus de succès que des blancs d'œufs, c'est de savoir souffrir, d'opposer la patience aux maux, de vivre aussi doucement qu'il est possible, & de tenir son âme dans la gaieté quand le corps est dans la souffrance. Je voudrais, madame, pouvoir venir avec mon bâton de quinzevingt auprès de votre chaise longue. Je vous crois philosophe, puisque vous faites tant que de m'écrire. Il faut que vous ayez bien de la force dans l'esprit, puisque la faiblesse du corps en donne très souvent à l'âme. Comptez, madame, que les vraies consolations sont dans la philosophie. Une malade pleine d'esprit & de raison, est infiniment supérieure à une sotte qui crève de santé. Vous ne pouvez pas danser, mais vous savez penser; ainsi je vous félicite encore plus que je ne vous plains. Je souhaite cependant que vos yeux puissent vous voir usant de vos deux jambes. Madame Denis vous dit les mêmes choses, & j'y ajoute mon sincère respect.