1761-01-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Achard Joumard Tison, marquis d'Argence.

Vous connaissez ma vie, Monsieur, mes occupations sont fort augmentées, depuis que j'ai eu le malheur de vous perdre.
Je n'ai pas eu un moment à moi; j'ai voulu vous écrire tous les jours, et je me suis contenté de penser sans cesse à vous. Je vois, par les Lettres dont vous m'honorez, que vous êtes heureux; il n'y a que deux sortes de bonheur dans ce monde, celui des sots qui s'enyvrent stupidement de leurs illusions fanatiques, et celui des philosophes. Il est impossible à un être qui pense, de vouloir tâter de la première espèce de bonheur, qui tient de l'abrutissement. Plus vous vous éclairez, et plus vous jouïssez. Rien n'est plus doux que de rire des sottises des hommes, et de rire en connaissance de cause. Si vous daignez vous amuser, Monsieur, à rechercher en quel temps certaines gens s'avisèrent de dire, que deux et deux font cinq, et dans quel temps d'autres docteurs assurèrent que deux et deux font six, il vous sera aisé de voir que ni le sentiment d'Arius, ni celui d'Athanase, n'étaient nouveaux; et que dès le 3e siècle, les théologiens étant devenus platoniciens, se battirent à coups d'Ecritoires pour sçavoir si l'œuf est formé avant la poule, ou la poule avant l'œuf, et si c'est un péché mortel de manger des œufs à la coque certains jours de l'année.

Pour vôtre pâté de perdrix il nous arrivera heureusement avant le carême: ainsi, nous pourrons en manger en sûreté de conscience; car vous sentez combien Dieu est irrité, et qu'il y va de la damnation éternelle, quand on est assez pervers pour manger des perdrix à la fin de février, ou au commencement de Mars.

J'ai fait, depuis vôtre départ, une terrible action d'impiété; j'ai contraint les Jésuites à déguerpir d'un domaine, qu'ils avaient usurpé sur six gentil-hommes mes voisins, tous frères, tous officiers du roy, tous servants dans le régiment de Deux ponts, tous braves gens, tous en guenille.

Je me damne de plus en plus. Je suis actuellement occupé à poursuivre criminellement un curé de nos cantons, lequel a crû qu'il est de droit divin de rosser ses paroissiens. Il est allé pieusement, à onze heures du soir chez une dame, avec cinq ou six païsans armés de bâtons ferrés, pour empècher qu'on ne fit l'amour, sans sa permission. Son zèle a été jusqu'à laisser sur le carreau, un jeune homme de famille, baigné dans son sang; et s'il ne s'était trouvé un impie comme moi, ce pauvre garçon était mort, et le curé impuni. Le curé se déffend tant qu'il peut; il dit qu'il ne veut point aller aux galères, et que je serai damné; mais heureusement, un bon prêtre vient de prouver, à Neufchâtel, que l'enfer n'est point du tout Eternel, qu'il est ridicule de penser que Dieu s'occupe pendant une infinité de siècles, à rôtir un pauvre diable; c'est dommage que ce prêtre soit un huguenot, sans celà, ma cause était bonne. Je n'aime point ces maudits huguenots. Nous avons eu depuis peu un Cocu à Genêve. Ce cocu, comme vous sçavez, tira un coup de pistolet à l'amant de sa femme; la petite Eglise de Calvin, qui fait consister la vertu dans l'usure, et dans l'austérité des mœurs, s'est imaginé qu'il n'y avait de cocus dans le monde, que parce qu'on jouait la comédie. Ces maroufles s'en sont pris aux jeunes gens de leur ville, qui avaient joué sur mon théâtre de Tournay, et ils ont eu l'insolence de leur faire promettre de ne plus jouer avec des Français qui pouraient corrompre les mœurs de Genêve.

Vous voyez, Monsieur, qu'on est aussi sot à Genêve, qu'on est fou à Paris. Mais je pardonne à ces barbares, parce qu'il y a chez eux dix ou douze personnes de mérite. Dieu n'en trouva pas cinq dans Sodome. Je ne suis pas assez puissant pour faire pleuvoir le feu du ciel sur Genêve; je le suis du moins assez pour avoir beaucoup de plaisir chez moi, au nez de tous ces cagots. J'en aurais bien d'avantage, Monsieur, si vous étiez encor icy; vous y verriez la descendante du grand Corneille, que nous avons adoptée pour fille, made Denis et moi. Son caractère parait aussi aimable, que le génie de Corneille est respectable.

Adieu, monsieur, nous vous regretterons, et nous vous aimerons toujours; s'il y a quelqu'un qui pense dans vôtre païs, faites lui mes compliments. Madame Denis vous fait les siens bien tendrement.

V.