1761-01-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher et aimable philosophe, je vous salue, vous et les frères.
La patience soit avec vous. Marchez toujours en ricanant, mes frères, dans le chemin de la vérité. Frère Timotée Tiriot saura que la capilotade est achevée, et qu'elle forme un chant de Jeanne par voye de profétie, ou à peu près. Dieu m'a fait la grâce de comprendre que, quand on veut rendre les gens ridicules et méprisables à la postérité, il faut les nicher dans quelque ouvrage qui aille à la postérité. Or le sujet de Jeanne étant cher à la nation, et l'auteur inspiré de dieu ayant retouché et achevé ce saint ouvrage avec un zèle pur, il se flatte que nos derniers neveux sifleront les Frerons, les Hayet, les Caveirac, les Chaumé, les Gauchat, e[t] tous les énergumènes et tous les fripons ennemis des frères.

Vous savez d'ailleurs que je táche de rendre service au genre humain, non en paroles mais en œuvres, ayant forcé les frères jésuittes mes voisins à rendre à six gentilshommes, tous frères, tous officiers, tous en guenilles un domaine considérable que st Ignace avait usurpé sur eux. Sachez encor pour votre édification que je m'occupe à faire aller un prêtre aux galères. J'espère, dieu aidant, en venir à bout. Vous verrez paraitre incessamment une petite lettre al signor marchese Albergati Capacelli, senatore di Bologna la grassa. Je rends compte dans cette épitre de l'état des lettres en France, et surtout de l'insolence de ceux qui prétendent être meilleurs crétiens que nous. Je leur prouve que nous sommes incomparables meilleurs crétiens qu'eux. Je prie mr Albergati Capacelli d'instruire le pape que je ne suis ny janséniste ny moliniste ny d'aucune classe du parlement, mais catholique romain, sujet du Roy, attaché au Roy, et détestant tous ceux qui cabalent contre le Roy. Je me fais encenser tous les dimanches à ma paroisse. J'édifie tout le clergé; et dans peu l'on verra bien autre chose. Levez les mains au ciel mes frères.

Voylà pour les faquins de persécuteurs de l'église de Paris. Venons aux faquins de Geneve. Les successeurs du Picard qui fit brûler Servet, les prédicants qui sont aujourduy servetiens, se sont avisez de faire une caballe très forte dans le couvent de Geneve appellé ville, contre leurs concitoyens qui déshonoraient la relligion de Calvin et les mœurs des usuriers et des contrebandiers de Geneve au point de venir quelquefois jouer Alzire et Mérope dans le châtau de Tourney en France. Jean Jacques Rousseau, homme fort sage et fort conséquent, avait écrit plusieurs lettres contre ce scandale à des diacres de l'église de Geneve, à mon marchand de clous, à mon cordonier. Enfin on a fait promettre à quelques acteurs qu'ils renonceraient à Satan et à ses pompes. Je vous propose pour problème, de me dire si on est plus fou et plus sot à Genève qu'à Paris. Je vous ay déjà mandé que votre ami Nécre a demandé pardon au consistoire, et a été privé de sa professorerie pour avoir couché avec une femme qui a le croupion pouri, et que le cocu qui luy a tiré un coup de pistolet a été condamné à garder sa chambre un mois. Nota bene qu'un assassin cocu est impuni, et que Servet a été brûlé à petit feu pour l'hipostaze. Nota bene que le curé que je poursuis pour avoir assassiné un de mes amis chez une fille pendant la nuit, dit hardiment la messe: et voyez comment va le monde.

Je vous prie mon frère de m'écrire quelque mot d'édification, de me mander de vos nouvelles et de celles des fidèles. Je vous embrasse.

Urbis amatorem Fuscum salvere jubemus
ruris amatores.

V.