1758-11-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Votre amitié pour moy a donc la malice mon cher ami de tarabuster le marquis Ango et de luy faire sentir que quelquefois les plus grands seigneurs ne laissent pas d'être obligez à payer leurs dettes malgré les grands services qu'ils rendent à l'état! Il ne veut pas m'écrire, vous verrez qu'il s'est rouillé en province.
Cependant un bas normand peut hardiment écrire à un suisse. Le petit bon homme de marquis veut donc me donner une assignation sur son trésor royal, et de quatre années m'en payer une à cause des dépenses qu'il fait à la guerre? Je ferai signifier à monseigneur que je ne l'entends pas ainsi, et que luy ayant joué le tour de vivre jusqu'à la fin de cette présente année, je veux être payé de mon ou deü. On écrivait autrefois dub parce que dû est toujours dubium. Mais dû ou deu, ou dub, il faut qu'il paye, et point d'argent point de suisse. Et monsieur le surintendant le Doux aura beau faire, je feray brèche à son trésor. Car je bâtis un châtau, non pas un marquisat comme la Motte, non un palais comme le palais d'Ango, mais une maison commode et rustique où j'entre il est vray par deux tours entre les quelles il ne tient qu'à moy d'avoir un pont levis, car j'ay des machicoulis et des meurtrières, et mes vassaux feront la guerre à la Motte Ango. Le fait est que j'ay acheté à une lieue des Délices, une terre qui donne baucoup de foin, de bled, de paille et d'avoine, et je suis àprésent rusticus ab normis sapiens crassa que Minerva. J'ay des chênes droits comme des pins qui touchent le ciel, et qui rendraient grand service à notre marine si nous en avions une. Ma seigneurie a d'aussi beaux droits que la Motte, et nous verrons quand nous nous battrons, qui l'emportera. Nunc itaque et versus, et cœtera ludicra pono. Je sème avec le semoir. Je fais des expériences de phisique sur notre mère commune. Mais j'ay bien de la peine à réduire madame Denis au rôle de Cerès, de Pomone et de Flore. Elle aimerait mieux, je crois, être Talie à Paris; et moy non. Je suis idolâtre de la campagne, même en hiver. Allez à Paris, allez, vous qui ne pouvez encor vous défaire de vos passions. Urbis amatorem Fuscum salvere jubemus ruris amatores. L'ami des hommes, ce mr de Mirabau qui parle, qui parle, qui parle, qui décide, qui tranche, qui aime tant le gouvernement féodal, qui fait tant d'écarts, qui se belouse si souvent, ce prétendu amy du genre humain n'est mon fait, que quand il dit, aimez l'agriculture. Je rends grâce à dieu, et non à ce Mirabau, qui m'a donné cette dernière passion. Eh bien quittez donc votre aimable Launay pour Paris, mais retournez à Launai, et regrettez comme moy que Launay soit si loin de Fernay. Ecrivez nous quand vous serez à Paris. Parlez nous des sottises que vous y aurez vües, et aimez toujours vos deux amis du lac de Geneve qui vous aiment de tout leur cœur.

V.