aux Délices 10 novbre [1758]
Mon affaire avec le marquis Ango est fort sérieuse mon cher et ancien ami, mais vous l'avez rendue si plaisante par votre aimable lettre, que je ne peux plus m'affliger.
Le constat de cadavere me fait encor pouffer de rire. Je crois ce puant marquis bien en colère que je vive encore, et que j'aye douté de son existence. Ce petit gnome ne vous a donc pas répondu; je le ferai ester à droit de pardieu, fût ce dans Argentan en basse Normandie. Je vous suis doublement obligé et de vos bons conseils et de vos bonnes plaisanteries. Je vois qu'il n'est pas aisé de trouver un procureur honnête homme, encor moins un marquis qui paye ses dettes. Cet Ango doit être furieusement grand seigneur, car non seulement il ne paye point ses créanciers mais il ne daigne pas leur faire civilité. Cet Ango n'est point du tout poli. Vous allez donc à Paris mon cher ami chercher le plaisir et ne le point trouver, jouir de la ville et ne l'aimer ny ne l'estimer et y attendre le moment de retourner à votre charmante terre. Pour moy j'ay renoncé aux villes, j'ay acheté une assez bonne terre à deux lieues de mes Délices. Je ne voiage que de l'une à l'autre, et si j'entreprenais de plus grandes courses, ce serait pour vous.
Le roy de Prusse m'écrit souvent qu'il voudrait être à ma place. Je le crois bien, la vie des philosophes est bien au dessus de celle des rois. Le maréchal de Daun, et le greffier de l'empire instrumentent toujours contre Federic. Les uns le vantent, les autres l'abhorrent. Il n'a qu'un plaisir, c'est de faire parler de luy. J'ay cru autre fois que ce plaisir était quelque chose mais je m'aperçois que c'est une sottise. Il n'y a de bon que de vivre tranquile dans le sein de l'amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur. Made Denis en fait autant.
V.