8 nobre 1776
Sire,
Vous m'avez envoié un ouvrage bien rare car tout y est vray.
C'est au philosophe Dalembert à remercier en vers votre majesté philosophique. Hélas ce ne sont pas mes quatrevingt deux ans qui m'empêchent de vous dire en vers que vous avez raison, c'est que j'éprouve depuis plus de deux mois ce que vous dites dans votre belle épître,
Si je ne pleure pas dans ma chaumière, attendu que je suis trop sec, j'ay du moins de quoi pleurer. Messieurs de Nazareth ne rient point comme messieurs du rivage de la mer Baltique, ils persécutent les gens sourdement et cruellement. Ils déterrent un pauvre homme dans sa tannière, et le punissent d'avoir ri autrefois à leurs dépends. Tous les malheurs qui peuvent accabler un pauvre homme ont fondu sur moy à la fois, procez, perte de biens, tourments du corps, tourments de ce qu'on appelle âme. Je suis absolument l'autre en sa chaumière. Mais pardieu sire vous n'êtes pas l'un qui pleure sur le trône. Vous tâtâtes un moment de l'adversité il y a bien des années, mais avec quel courage, avec quelle grandeur d'âme vous avalâtes ce calice! Comme ces épreuves servirent à vôtre gloire, comme dans tous les tems vous avez été par vous même au dessus du reste des hommes! Je n'ose lever les yeux vers vous du sein de ma décrépitude et du fond de ma misère. Je ne sais plus où j'irai mourir. Monsieur Le Duc De Virtemberg règnant, oncle de la princesse que vous venez de marier si bien, me doit quelque argent qui aurait servi à me procurer une sépulture honnête. Il ne me paie point, ce qui m'embarassera beaucoup quand je serai mort. Si j'osais, je vous demanderais vôtre protection auprès de lui, mais je n'ose pas. J'aimerais mieux avoir vôtre Majesté pour caution. Sérieusement parlant je ne sais pas où j'irai mourir. Je suis un petit Job ratatiné sur mon fumier de Suisse; et la différence de Job à moi, c'est que Job guérit, et finit par être heureux. Autant en arriva au bonhomme Tobie, égaré comme moi dans un canton suisse du païs des Mêdes; et le plaisant de l'affaire est qu'il est dit dans la sainte écriture que ses petits enfans l'enterrèrent avec allégresse. Aparament qu'ils trouvèrent une bonne succession.
Pardonnez moi donc, sire, si étant devenu prèsque aveugle comme Tobie, et misérable comme Job, je n'ai pas eu l'esprit assez libre pour oser vous écrire une Lettre inutile.
Il est dans ma cabane, un jeune baron ou comte saxon qui s'appelle, je crois, Gesdorf. Il est très aimable, plein d'esprit et de grâces, poli, circonspect. On dit que V. M. a pris la peine de l'élever elle même pour s'amuser. Il y parait; c'est Achille qui élève Phénix, aulieu qu'autrefois Phénix fut le précepteur d'Achille.
Je me mets aux pieds de vôtre Majesté. De profundis.
V.