Potsdam, ce 22 octobre 1776
Voici près de deux mois qu'aucune goutte de rosée du ciel de Ferney n'est tombée sur le rivage de la Baltique; les soi-disantes muses et les habitants de notre Parnasse sablonneux dessèchent à vue d'oeil, et ils seraient déjà diaphanes, si certain commentaire sur je ne sais quelle bible ne leur était tombé entre les mains.
C'est à cet ouvrage qu'ils doivent l'existence et la vie. Tout le monde a ri, parce que par Nazareth il fallait entendre l'Egypte, et par l'Egypte, Nazareth. Cet éclat de rire s'est porté par l'écho depuis le Mansfeld jusqu'à Memel; il a dissipé les humeurs noires, et rapporté la joie dans nos contrées.
Que le ciel bénisse le plaisant commentateur de ce profond ouvrage! Je le crois aussi habile à expliquer les traités entre les nations que les visions hébraïques; et peut-être que si les Français et les Anglais s'étaient servis de lui pour régler leurs anciens démêlés sur le Canada, qu'il les aurait accordés. On se serait épargné la dernière guerre; ce qui n'eût pas été une bagatelle.
Voici les vers qu'un rêve-creux avait fabriqués ici avant l'arrivée du divin commentaire; ceux qu'il fera à présent seront plus gais. Il se propose de démontrer que quatre-vingts ans et vingt sont la même chose, et cela, par l'exemple de personnes qui ne vieillissent point, et dont l'hiver des ans ressemble au printemps de leur jeunesse.
Vos Velches se préparent à faire la guerre sur mer à je ne sais qui; ils ont acheté beaucoup de bois dans mes chantiers, dont dieu les bénisse! Voilà comme la chaîne des événements lie ensemble de différents objets. Il fallait que les Portugais fissent les impertinents dans le Paraguay, pour que don Carlos se mît en colère; il fallait qu'un pacte de famille obligeât par conséquent Louis XVI à se fâcher pour qu'il fît raccommoder sa flotte, et que, pour avoir du bois et des mâtures, il en fît chercher dans nos chantiers. Voilà du Wolff tout pur. Vous l'avez aussi commenté du temps de madame du Châtelet, sans cependant adopter tous les brillants écarts de Leibniz.
Oh çà commentez ou ne commentez pas, selon votre bon plaisir; mais faites moi au moins savoir quelque nouvelle de la santé du vieux patriarche. Je n'entends pas raillerie sur son compte; je me flatte que le quart d'heure de Rabelais sonnera pour nous deux la même minute, et que nous pourrons aller métaphysiquer ensemble là bas; ou du moins je n'aurai pas de chagrin d'apprendre et de survivre à sa perte, qui en sera une pour toute l'Europe. Ceci est sérieux; ainsi que je vous recommande à la sainte garde d'Apollon, des Grâces, qui ne vous quittent jamais, et des muses, qui veillent autour de vous. Vale.
Federic