1758-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure,
Toy que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loy de toutte la nature
Te conduit dans la sépulture,
Faut il te plaindre ou t'admirer?
Les vertus, les talents ont été ton partage,
Tu vécus, tu mourus en sage,
Et voyant à pas lents avancer le trépas
Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.
Femme sans préjugez, sans vice et sans molesse,
Tu bannis loin de toy la superstition,
Fille de l'imposture et de l'ambition,
Qui tirannize la faiblesse.
Les langueurs, les tourments, ministres de la mort,
T'avaient déclaré la guerre,
Tu les bravas sans effort,
Tu plaignis ceux de la terre.
Hélas si tes conseils avaient pu L'emporter
Sur le faux intérest d'une aveugle vangeance,
Que de torrents de sang on eût vu s'arrêter,
Quel bonheur t'aurait dû la France!
Ton cher frère aujourduy dans un noble repos
Recueillerait son âme à soy même rendue,
Le philosophe, le héros,
Ne serait affligé que de t'avoir perdue.
Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs
Du haut de son char de victoire,
Et les mains de la paix et celles de la gloire
Se joindraient pour sécher ses pleurs.
Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,
Les écos de Berlin répondraient à ses chants.
Ah j'impose silence à mes tristes accents,
Il n'apartient qu'à luy de te rendre immortelle.

Voylà, sire, ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J'envoye ces vers à vt m. puisqu'elle L'ordonne. Je suis vieux, elle s'en appercevra bien. Mais le cœur qui sera toujours à vous et à l'adorable sœur que vous pleurez ne vieillira jamais. Je n'ay pu m'empêcher de me souvenir dans ces faibles vers des efforts que cette digne princesse avait tentez pour rendre la paix à l'Europe. Touttes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moy. Le ministre qui pensait absolument comme elle et qui ne put luy répondre que par une lettre qu'on luy dicta en est mort de chagrin. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d'infirmitez tout ce qui se passe, et je me console parce que j'espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l'être. Le médecin Tronchin dit que votre colique hémorroïdale n'est point dangereuse, mais il craint que tant de travaux n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l'Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m'avait assuré qu'il y avait du remède pour l'état de votre auguste sœur six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour engager son A. R. à se mettre entre les mains de Tronchin. Elle se confia à des ignorants entêtez, et Tronchin m'annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n'ay jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de la confiance de ceux qui l'ont traittée. Conservez vous sire car vous êtes nécessaire aux hommes.