1741-08-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Grand Roy dont L'immense génie
Poursuit sa carrière infinie
Du Parnasse aux champs des combats,
Défiant d'un effort sublime
Et les obstacles de la rime
Et les menaces du trépas,
Amant fortuné de la gloire,
Vous avez voulu que l'histoire
Devint l'objet de mes travaux,
Du haut du temple de mémoire
Sur les ailes de la victoire
Vos yeux conduisent mes pinceaux;
Mais non; c'est à vous seul d'écrire
A vous de chanter sur la lire,
Ce que vous seul exécutez.
Tel étoit jadis ce grand homme,
L'oracle et le vainqueur de Rome
Qu'on vante et que vous imitez.
Cependant la douce Eminence
Ce Roy tranquile de la France,
Etendant partout ses bienfaits
Vers les frontières allarmées
Fait déjà marcher quatre armées
Seulement pour donner la paix.
Hélas votre esprit héroique
Entend trop bien la politique:
Je vois que vous n'en ferez rien.
L'Autriche qui frémit de crainte
A déjà partout fait sa plainte
De vous voir si mauvais crétien.
Content de briller dans le monde
Vous luy laissez l'erreur profonde
Qui le tient sous ses tristes loix.
Le plus sage aux plus sots veut plaire
Et les préjugez du vulgaire
Sont encor les tirans des rois.

Ainsi donc sire votre majesté ne combattra que des princes et laissera Jordan combattre les erreurs sacrées de ce monde. Puisqu'il n'a pu devenir poète auprès de votre personne, que sa prose soit digne du roy que nous voudrions tout deux imiter. Je me flatte que la Silésie produira un bon ouvrage contre ce que vous savez, après les baux vers qui me sont déjà venus des environs de la Neiss. Certainement si votre majesté n'avoit pas daigné aller en Silesie jamais on n'y auroit fait de vers français. Je m'imagine qu'elle est aprésent plus occupée que jamais. Mais je ne m'en effraye pas, et après avoir reçu d'elle des vers charmants le lendemain d'une victoire il n'y a rien à quoy je ne m'attende. J'espère toujours que je seray assez heureux pour avoir une relation de ses campagnes comme j'en ay une du voiage de Strasbourg. Votre gloire sire est d'autant plus grande qu'on tâche de l'obscurcir. On a dit des choses à Vienne qu'on a redit ensuitte à Paris, qui font voir que la calomnie poursuit toujours les grands hommes. Il me semble pour moy que si j'avois eu le bonheur de voir votre majesté à Molvits, j'aurois embouché touttes les trompettes de la renommée.

On attend de votre majesté de nouvaux miracles, et voicy le temps où vous les préparez. Ne sera t'il point indiscret de choisir ce temps de tumulte, de ligues et de combats pour luy parler d'un de mes paisibles hommages?

J'avois dédié à votre majesté cette Henriade qu'elle vouloit faire imprimer, et dans cette dédicace il y avoit des vers contre les rois qui font la guerre.

Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,
Porter de touttes parts ou la fraude ou la guerre.

Il n'y a plus moyen de parler ainsi. La bataille de Molvits vous a fait un des grands faux dieux comme un des grands héros, et voicy le cas d'adorer ce que j'ay blasphémé.

J'aprends qu'on fait actuellement une nouvelle édition de la Henriade; votre majesté permettra t'elle que je substitue cette dédicace que voicy?

Et vous de qui la main dignement occupée
Tient la plume et la lire, et le sceptre et L'épée,
Vous philosophe Roy protégez ces écrits
Et cette vérité qui seule en fait le prix,
Enchainez sous ses pieds le démon de l'envie
Le fanatisme affreux, l'erreur, la tirannie,
Forcez les au silence, et que les sons vainqueurs
Captivant leur oreille, amolissent leurs cœurs.

Je ne peux sire rien imprimer touchant votre personne sacrée sans sa permission. Je la demande; et comme cette majesté très occupée ne daigne pas toujours répondre bien exactement, je prendray son silence pour permission, à peu près comme celuy qui faisoit assigner son curé pour luy aporter le bon dieu faute de quoy, disoit-il, la présente en tiendra lieu.

Vous voylà sire, plus que jamais arbitre d'une partie de L'Europe, mais vous n'en aimerez pas moins les vers, les belles lettres, les arts, et surtout je vois que vous presserez le conseiller privé, de finir sa traduction de Tindal, et de me l'envoyer comme il me l'a promis. Sire je suis plus fâché que jamais d'être loin de votre majesté. La nature sait bien que j'étois né son sujet, pourquoy donc ne sui-je pas à Breslau avec le philosofe Jordan?

Continuez sire à vous couvrir de gloire, mais daignez aimer un peu celuy à qui cette gloire est si chère, le plus respectueux, le plus dévoué, le plus bavard de vos admirateurs, etc. etc. etc. etc.

J'aime mieux Jordan qui s'allie
Avec certain anglais impie
Contre l'idole des dévots,
Contre ce monstre atrabilaire
De qui les fripons savent faire
Un engin pour prendre les sots.
Autrefois Julien le sage,
Plein d'esprit, d'art, et de courage,
Jusqu'en son temple l'a vaincu.
Ce filosofe sur le trône
Unissant Temis et Bellone
L'eût détruit, s'il avoit vécu.
Achevez cet heureux ouvrage,
Brisez le honteux esclavage
Qui tient les humains enchaînez
Et dans votre noble colère
Avec Jordan le secrétaire
Détruisez L'idole, et vivez.
Vous que la raison pure éclaire
Comment craindriez vous de faire
Ce qu'ont fait nos braves ayeux
Qui dans leur ignorance heureuse
Bravèrent la puissance affreuse
De ce monstre élevé contre eux.

V.