1741-06-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Rentrez un peu Sire en vous mesme.
Ciel! que de contradiction!
La moitié du monde vous aime
Et l'autre tremble à votre nom.
Attiré par votre génie
Près de vous le sage est conduit.
Marchez vous vers la Moravie,
Très sage alors est qui s'enfuit.
Je vous ay vu dans votre chambre
Craindre le froid air, et le vent,
Puis, aller dormir en plein champ
Parmy les glaces de décembre.
Auprès de vous j'ay vu régner
Les plaisirs, la volupté pure.
Vous y renoncez sans murmure
Mais pourtant sans les dédaigner.
Enviant fort peu L'âme immortelle
Vous courez guaiment aux combats
Comme si la faux du trépas
Nous donnoit la vie éternelle.
Gresset voyant les vers heureux
Que pour luy vous daignâtes faire
S'écria, ce roy si fameux,
C'est un poète, et mon confrère.
De vos sonates ébloui
L'italien qui vous aproche,
Vous a pris pour ce Correlly
Le héros de la double croche.
Les Volfiens, grands songecreux,
Dont la vérité fait l'étude,
Ont cru que raisonner comme eux
Etoit votre unique habitude.
Walpole et Fleury, dont les yeux
Vous observoient avec critique,
Dans le conseil ont dit tout deux,
Ménageons bien ce politique.
Neuperg devant vous tout tremblant,
Neuperg que vous venez d'abatre,
A pensé que votre talent
Est seulement de vous bien battre,
Mais sitost que de leur vainqueur
Les hongrois vaincus aprochèrent,
Pleurant de joye, ils s'écrièrent:
Son caractère est la douceur.
Guerriers, politiques, poètes,
Vous voyla d'accord aujourduy:
Mon prince est tout ce que vous êtes.
Qui de vous sera comme luy?

Voyla sire ce que j'écrivois à votre majesté Lorsque je reçois d'elle deux lettres du 13 et du 14 de ce mois. L'une est d'un Titus, et l'autre est d'un Horace. On ne peut peindre plus plaisamment L'avanture de Maupertuis. C'est être en effet philosophe et poète comme Horace que de dire,

Par ces tablaux que je vous trace
Croyez que j'aime les plaisirs,
Mais il faut vaincre ses désirs
Et tout doit être dans sa place.

Voylà une belle morale bien exprimée. Il est vray que votre place est partout, et vous avez en bien peu de temps pris la première parmy les rois. La lettre du treize dont votre majesté m'honore mérite d'être conservée à la postérité. Ce sera l'affaire de mes héritiers. Quand ils verront qu'un grand roy n'a pas été enivré du plaisir de la victoire, qu'il a regretté ceux qu'il veut bien appeler ses amis, qu'il a joint l'humanité la plus tendre au courage le plus intrépide, ils diront que leur cher oncle étoit un heureux homme de recevoir de telles lettres, mais que c'étoit un grand homme, celuy qui les écrivoit! Ils regarderont cette feuille de papier où vous avez peint vos sentiments comme le plus bau trophée que vous ayez érigé à votre gloire.

Il est vray sire que je suis retombé dans mes anciennes maladies. Le petit voiage de Reinsberg les avoit suspendues. Me voicy pis que je n'étois. Je fais, comme il faudra que fassent vos ennemis, je prends patience. Je serois pourtant bien fâché de mourir avant d'avoir fait encor ma cour à votre majesté, et avant d'avoir achevé ce siècle que vous honorez. J'ay élargi un peu mes idées sur ce sujet. Continuez, sire, à me donner de la matière, et L'ouvrage ne sera plus, je vous en répons, intitulé, le Siècle de Louis 14. Dans quelques mois si v. majesté peut avoir du loisir, et si j'ay de la santé, je luy enverray une partie de cet ouvrage que je veux achever en secret, et écrire avec liberté afin de ne le point donner sous mon nom.

Il est vray sire qu'il n'y a guères en France d'hommes à comparer au maréchal de Belleisle. On dit qu'il parle de votre majesté comme elle de luy. Mais il s'en faut bien qu'il ait vos talents, et ce génie singulier qui vous caractérise. Ce n'est point chez nos nations modernes qu'il faut chercher quelqu'un qui vous ressemble.

Dieu conserve votre personne sacrée, et qu'en déracinant l'arbre que vous avez abatu, aucune branche ne vous tombe sur la tête.

Je voi bien que je ne serai pas chaussé sitôt et il est fort triste de ne pouvoir sortir d'icy, même pieds nus; ce procez qui durera plus que votre guerre, me retient toujours dans l'archevêché de Maline quand je voudrois être dans celuy de Breslaw.

On dit que le pape est fort content de votre hérétique majesté depuis qu'elle a traitté si honnêtement un cardinal prêtre de la ste église romaine. Mais sire vous avez bau faire vous ne serez jamais dans l'esprit des papes aussi bien que dans le mien.

Je suis avec respect et admiration,

Sire,

de votre majesté,

le très humble très obéissant très attaché serviteur

Voltaire

Madame du Ch. présente ses respects à votre majesté.