1742-07-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

O le plus extraordinaire de tous les hommes qui gagnez des batailles, qui prenez des provinces, qui faites la paix, qui faites de la musique et des vers, le tout si vite et si guaiment!

C'est à vous de chanter sur la lire d'Achille,
Vous de qui la valeur imita ses exploits.
C'est à moy de me taire, et ma muse stérile
Ne peut accompagner votre héroïque voix.
Vous Roy des beaux esprits, vous bel esprit des rois,
Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre,
Rassurez la par vos bienfaits,
Et faites retentir les accents de la paix
Après les éclats du tonnerre.
Ainsi ce Roy berger, et poète et soldat,
Moins poète que vous, moins guerrier, moins aimable,
Par les soins de sa lire en sortant du combat
Adoucit de Saül la rigueur intraitable.
Adoucissez vingt Rois par des sons plus touchants,
Que la barbare Até, que la haine cruelle,
Que la discorde et ses enfans,
Enchaînez à jamais par vos bras triomfans,
Entendent vos aimables chants!
Qu'ils sentent expirer leur fureur naturelle,
Que l'horreur vous écoute et se change en douceur,
Que le Ciel aplaudisse et que la terre unie
Aux concerts de votre armonie
Dise: je luy dois mon bonheur.

J'ay toujours espéré cette paix universelle comme si j'étois un bâtard de l'abbé de st Pierre. Le faire pour soy tout seul seroit d'un roy qui n'aime que son trône et ses états, et cette façon de penser n'est pas selon nous autres philosophes qui tenons qu'il faut aimer le genre humain; l'abbé de st Pierre vous dira sire que pour gagner le paradis il faut faire du bien aux Chinois comme aux Brandebourgeois, et aux Silésiens.

La relation de votre bataille de Chotussils que vous avez eu la bonté de m'envoyer prouve que vous savez écrire comme combatre. J'y vois, autant qu'un pauvre petit philosophe peut voir, l'intelligence d'un grand général, à travers toute votre modestie. Cette simplicité est bien plus héroique que ces inscriptions fastueuses qui ornoient autrefois trop superbement la galerie de Versailles et que Louis 14 fit ôter par le conseil des Despreaux, car on n'est jamais loué que par les faits. Cette petite anecdote poura servir à augmenter votre estime pour Louis 14.

J'espère bientôt sire voir votre galerie de Charloten. et jouir encor du bonheur de voir ce roy vainqueur, ce roy pacifique, ce roy citoyen, qui fait tant de choses de si bonne heure. Je serai probablement vers le mois d'aoust à Bruxelles, et de là je me flatte que j'aurai l'honneur d'aller encor passer dix ou douze jours auprès de mon adorable monarque. Mais comment parler de Chotusils en vers! quel triste nom que ce Chotusils! n'êtes vous pas honteux sire d'avoir gagné la bataille de Chotusils qui ne rime à rien, et qui écorche les oreilles? N'importe je voudrois passer ma vie auprès du vainqueur de Chotusils.

Ne me reprochez point d'éviter ce vainqueur,
Je ne préfère point à sa cour glorieuse
Ces tendres sentiments et la langueur flatteuse
Que vous imputez à mon cœur.
Vous prenez pour faiblesse une amitié solide.
Vous m'apelez Renaud de mollesse abatu.
Grand roy je ne suis point dans le palais d'Armide
Mais dans celuy de la vertu.

Ouy sire, mettant à part l'héroïsme, trône, victoire, tout ce qui impose le plus profond respect, je prends la liberté, vous le savez bien, de vous aimer de tout mon cœur. Mais je serois indigne d'oser vous aimer à ce point là et d'être aimé de votre majesté si j'abandonois pour le plus grand homme de son siècle, un autre grand homme qui à la vérité porte des cornettes mais dont le cœur est aussi mâle que le vôtre, et dont l'amitié courageuse et inébranlable m'a depuis dix ans imposé le devoir de vivre auprès d'elle.

J'iray sacrifier dans votre temple, et je reviendray à ses autels.

Puissai je ainsi dans le cours de ma vie,
Passer du ciel de mon héros
A la planette d'Emilie!
Voylà mes tourbillons, et ma philosophie,
Et le but de tous mes travaux.

Je vais commencer à envoyer à votre majesté les papiers qu'elle demande, et elle aura le reste dès que je serai à Bruxelles.

Vainqueur de Charle et son ami
Soiez donc celuy de la France.
Ne soiez point vertueux à demi,
Avec le monde entier soyez d'intelligence.

Dieu et le diable savent ce qu'est devenu la lettre que j'écrivis à v: m: sur ce beau sujet, vers la fin du mois de juin, et comment elle est parvenue en d'autres mains. Je suis fait moi pour ignorer le dessous des cartes. Mais j'ay essuyé une des plus illustres tracasseries de ce monde. Mais je suis si bon cosmopolite, que je me réjouiray de tout.