1740-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Mon roi est à Clêves; une petite maison l'attend à Bruxelles, un palais presque digne de lui l'attend à Paris, et moi j'attends ici mon maître.

Mon cœur me dit que je touche
A ce moment fortuné
Où j'entendrai de la bouche
De l'Apollon couronné
Ces traits que la sage Rome
Aurait admirés jadis.
Je verrai, j'entendrai l'homme
Que j'adore en ses écrits.

O Paris, o Paris séjour des gens aimables et des badauds, du bon et du mauvais goût, de l'équité et de l'injustice, grand magasin de tout ce qu'il y a de bon et de beau, de ridicule et de méchant, sois digne si tu peux du vainqueur que tu recevras dans ton enceinte irrégulière et crottée. Puisse-t-il te voir incognito et jouir de tout sans les embarras de la royauté! Puisse-t-il ne voir et n'être vu que quand il voudra! Heureux l'hôtel du Châtelet, le cabinet des muses, la galerie d'Hercule, le salon de l'amour!

Lesueur et Lebrun, nos illustres Apelles,
Ces rivaux de l'antiquité,
Ont en ces lieux charmants étalé la beauté
De leurs peintures immortelles.
Les neuf sœurs elles mêmes ont orné ce séjour
Pour en faire leur sanctuaire.
Elles avaient prévu qu'il recevrait un jour
Celui qui des neuf sœurs est le juge et le père.

Sire par tout ce que j'apprends de cette grande ville de Paris, je crois qu'il est nécessaire qu'on dise un mot dans les gazettes d'une lettre de votre majesté à mr de Maupertuis qui a été imprimée. Il y a sans doute quelques mots d'oubliés dans la copie incorrecte qui a paru. Ce ne serait qu'une bagatelle pour tout autre, mais sire votre personne est en spectacle à toute l'Europe, on parle des états et des ministres des autres souverains, et c'est de vous qu'on parle, c'est vous sire qu'on examine, dont on pèse toutes les paroles et qu'on juge déjà avec une sévérité proportionnée à votre mérite et à votre réputation. Pardonnez sire à la franchise d'un cœur qui vous idolâtre. Je vous importune peut-être, n'importe, le cœur ne peut être coupable. Si votre majesté agrée mes réflexions, elle fera parvenir aux gazetiers ce petit mot d'avertissement ci-joint. Sinon elle aura de l'indulgence pour ma tendresse trop scrupuleuse. Ce qui touche le moins du monde votre personne m'est sacré, les petites choses me paraissent alors les plus grandes.

Pardonnez cette ardeur extrême
De mon zèle trop inquiet,
C'est ainsi que l'amour est fait
Et c'est ainsi que je vous aime.

Sire

de votre majesté

le très humble, très obéissant, très attaché serviteur.