[c. 25 April 1749]
Sire,
Vous vous plaignez que je vous traitte avec trop de douceur.
Il est vray que je ne dis pas des duretez à votre majesté. Mais que je loue et que je cite ce qui m'a paru bon dans les ouvrages qu'elle daigne me communiquer n'esce pas vous dire la vérité, n'esce pas vous prier de la chercher et de la sentir vous même? ne pouvez vous pas comparer ces beaux morceaux avec les autres? n'esce pas à celuy qui les a faits d'en apercevoir la différence?
Par exemple, ce morceau cy dans votre épîtreà s. a. R. madame la markgrave de Bareith, est excellent, et vous devez en le relisant vous rendre à vous même ce témoignage:
(il faudroit pourtant un émistiche moins faible)
Vous devez sentir que dans tous ces vers, la rime, la césure, le nombre ne coûtent rien au sens, que la netteté de la construction en augmente la force. Les deux derniers surtout sont admirables. Je ne crois pas que votre majesté doive trouver mauvais que j'aye lu ce morceau singulier au roy Stanislas qui au moins fait de la prose et à la reine sa fille. Elle en a été bien étonnée. Ce ne sont pas là des vers de roy, ce sont des vers du roy des poètes. Voylà comment il en faut faire. Une douzaine de vers dans ce goust marquent plus de génie, et font plus de réputation que cent mille vers médiocres. D'ailleurs je n'en laisse point tirer de copie, et jamais aucun des vers que vous m'avez daigné envoyer n'a couru, mais ceux cy mériteroient d'être sçus par cœur.
Voylà donc des pièces de comparaison que vous vous êtes faittes vous même. Voylà votre poids du sanctuaire. Pesez à ce poids tous les vers que vous ferez, et surtout avant que d'en envoyer à nos ministres, et soyez bien sûr sire qu'ils ne s'intéressent pas tant à ce petit avantage, aux charmes de ce talent, et à votre personne que moy, et que je me connois mieux en vers qu'eux.
Quand vous avez fait un morceau aussi parfait que celuy que je viens de vous citer ne sentez vous pas dans le fonds de votre coeur, combien cet art des vers est difficile? Je vous en crois convaincu, mais si vous ne l'étiez pas je vous prierois de relire avec attention votre lettre à Darget que je renvoye à votre majesté sous lignée, et chargée de notes. Ne croyez pas que j'aye tout remarqué. Dites vous à vous même tout ce que je ne vous dis point; examinez ce que j'ose vous dire, et puis sire si vous l'osez, accusez moy d'en user avec trop de douceur.
Pourquoy vous parlai-je aujourduy si franchement, pourquoy vous fai-je des critiques si détaillées, pourquoy doresnavant vous traiterai-je durement (si cela ne déplaît pas à la majesté)? C'est que vous en êtes digne; c'est que vous avez fait en effet des choses excellentes, je ne dis pas excellentes pour un homme de votre rang, qu'on loue d'ordinaire, comme on loue les enfans, je dis excellentes pour le meilleur de nos académiciens.
Vous avez un prodigieux génie, et ce génie est cultivé. Mais si dans l'heureux loisir que vous vous êtes procuré avec tant de gloire, vous continuez à vous occuper des belles lettres, si cette passion des grandes âmes vous dure, comme je l'espère, si vous voulez vous perfectionner dans touttes les finesses de notre langue et de notre poésie à qui vous faites tant d'honneur, il faudroit que vous eussiez la bonté de travailler avec moy deux heures par jour pendant six semaines ou deux mois, il faudrait que je fisse avec votre majesté des remarques critiques sur nos meilleurs autheurs. Vous m'éclaireriez sur tout ce qui est du ressort du génie, et je ne vous serois pas inutile sur ce qui dépend de la mécanique, et sur ce qui apartient au langage, et surtout aux différents stiles. La connaissance aprofondie de la poésie et de l'éloquence demande toutte la vie d'un homme. Je n'ay fait que ce métier et à l'âge de cinquantecinq ans j'aprends encor tous les jours. Ces occupations vaudroient bien des parties de jeu, ou des parties de chasse. Les amusements de Federic le grand doivent être ceux de Scipion.
Si vous me permettiez alors d'entrer dans les détails, j'ose croire que vous conviendriez que la Semiramis ancienne dont votre majesté me parle ne vaut rien du tout, et que le public qui jamais ne s'est trompé à la longue ny sur les rois ny sur les autheurs a eu très grande raison de la réprouver. Et pourquoy l'a t'il condamnée unanimement? C'est que L'amour d'une mère pour son fils, cet amour qui brava les remords est révoltant, odieux. L'amour de Phedre avoit besoin de remords dans Euripide et dans Racine pour trouver grâce, pour intéresser. Comment voulez vous donc qu'on supporte L'amour d'une mère quand d'ailleurs il joint à l'horreur d'un inceste dégoûtant la fadeur des expressions d'une amour de ruelle jointe à un stile toujours dur et vicieux? Qu'esce qu'un Belus qui parle toujours des dieux et de vertu en faisant des actions de malhonnête homme? Quelle conspiration que la sienne! Comme elle est embrouillée, et peu vraisemblable! comme le roman sur le quel tout cela est bâti est mal tissu, obscur et puérile! Enfin quelle versification! Voylà sire les raisons qui justifient notre public depuis trente ans que cette pièce fut donnée. Comment pouvez vous soupçonner qu'une cabale ait fait tomber cet ouvrage? Tous les rois de la terre ne seroient pas assez puissants pour gouverner pendant 30 ans le parterre de Paris. Passe pour quelques représentations. On ne s'acharne point contre Crebillon en disant ainsi avec tout le monde que ce qui est mauvais est mauvais. On luy rend justice comme quand on loue les très belles choses qui sont dans Electre et dans Radamiste. Je vous parle de luy avec la même vérité que je parle à votre majesté de vous même.
Ne croyez pas non plus que dans notre académie nous nous reprochions sans cesse nos incorrections. Nous avons trouvé très peu de fautes contre la pureté de la langue, dans Racine, dans Boyleau, dans Pascal, et ces fautes qui sont légères ne dérobent rien à l'élégance, à la noblesse, à la douceur du stile. L'académie de la Crusca a repris baucoup de fautes dans le Tasse, mais elle avoue qu'en généralle stile du Tasse est fort bon.
Je ne parleray icy de moy que par raport à mes fautes, j'en ay laissé échaper baucoup de ce genre, et je les corrige touttes car actuellement je m'occupe à revoir toutte l'édition de Dresde. Je change souvent des pages entières afin de n'être pas indigne du siècle dans le quel vous vivez.
J'ay eu en dernier lieu une attention scrupuleuse à écrire correctement ma dernière tragédie, cependant après l'avoir revue avec sévérité, j'avois encor laissé trois fautes considérables contre la langue, que l'abbé d'Olivet m'a fait corriger.
La difficulté d'écrire purement dans notre langue ne doit pas vous rebuter, vous êtes parvenu sire au point où baucoup d'habitans de Versailles ne parviendront jamais. Il vous reste peu de pas à faire. Vous avez arraché les épines, il ne vous coûtera guères de cueillir les roses, et votre puissant génie triomphe des petits détails comme des grandes choses. Mais j'ay bien peur que vous n'alliez cueillir des lauriers aux dépens des Russes, au lieu de cultiver en paix ceux du Parnasse. Votre majesté ne m'a point envoyé l'épître à mr Algaroti. Je crois qu'à la place on a mis, dans le paquet, une seconde copie de celle à m. Darget.
Je me mets aux pieds de votre majesté.
Volt.