ce 31 aoust 1749 à Lunéville en Lorraine
Sire,
J'ay le bonheur de recevoir votre lettre dattée de votre Tusculum de Sans Soucy, du Linternes de Scipion; je suis bien consolé que mon agonie vous amuse. Cecy est le chant du cigne. Je fais les derniers efforts. J'ay achevé l'esquisse entière de Catilina, telle que votre majesté en a vu les prémices dans le premier acte. J'ay depuis commencé la tragédie d'Electre que je voudrois bien venir au plus vite achever à Sans Souci. Je roule aussi de petits projets dans ma teste pour donner plus de force et d'énergie à notre langue; et je pense que si votre majesté vouloit m'aider nous pourions faire l'aumône à cette langue française, à cette gueuse pincée et dédaigneuse qui se complaît dans son indigence. Votre majesté saura qu'à la dernière séance de notre académie où je me trouvay pour L'élection du maréchal de Belleîle, je proposay cette petite question: peut on dire, un homme soudain dans ses transports, dans ses résolutions, dans sa colère? comme on dit un évènement soudain? Non, répondit on, car soudain n'apartient qu'aux choses inanimées; eh messieurs, l'éloquence ne consiste t'elle pas à transporter les mots d'une espèce dans une autre, n'esce pas à elle d'animer tout? Messieurs il n'y a rien d'inanimé pour les hommes éloquents. J'eus beau faire, sire. Fontenelle, le cardinal de Rohan, mon amy l'ancien évêque de Mirepoix, jusqu'à l'abbé d'Olivet, tout fut contre moy. Je n'eus que deux suffrages pour mon soudain.
Croit on sire que si mr Bestuchef, ou Bartenstein disoit de votre majesté:
croit on, di-je, que Bartenstein ou Bestuchef s'exprimast d'une manière peu correcte? Si on laisse faire l'académie, elle apauvrira notre langue, et je propose à votre majesté de l'enrichir. Il n'y a que le génie qui soit assez riche pour faire de telles entreprises. Le purisme est toujours pauvre.
Madame du Chastellet n'est point encor acouchée. Elle a plus de peine à mettre au monde un enfant qu'un livre. Tous nos acouchemens sire, à nous autres poètes, sont plus difficiles à mesure que nous voulons faire de bonne besogne. Les vers didactiques surtout se font baucoup plus difficilement que les autres, belle matière à dissertation quand je seray à vos pieds!
Mais voicy un autre cas. Il s'agit icy de prose.
Votre majesté se souvient d'un certain Antimachiavel dont on a fait une vingtaine d'éditions: une de ces éditions est tombée entre les mains du roy à la cour de qui on acouche. Il y a deux endroits où l'on rend une justice un peu sévère au roy de Suede et où le monarque dont j'ay l'honneur de vous parler est traité un peu légèrement. Il y est infiniment sensible, et d'autant plus qu'il sent bien que le coup part d'une main trop respectable et faitte pour peser les hommes. Vous vous en tirerez sire comme vous voudrez parce que les héros ont toujours beau jeu. Mais moy qui ne suis qu'un pauvre diable, j'essuie tout l'orage, et l'orage a été assez fort.
Autre affaire; il a plu à mon cher Isac Onis, fort aimable chambellan de votre majesté et que j'aime de tout mon cœur, d'imprimer que j'étois très mal dans votre cour. Je ne sçais pas trop sur quoy fondé, mais la chose est moulée, et je le pardonne de tout mon cœur à un homme que je regarde comme le meilleur enfant du monde. Mais sire, si le maître de la chapelle du pape avoit imprimé que je ne suis pas bien auprès du pape je demanderois des agnus et des bénédictions à sa sainteté. Votre majesté m'a daigné donner des pillules qui m'ont fait baucoup de bien. C'est un grand point. Mais si elle daigne m'envoyer un demi aune de ruban noir, cela me serviroit mieux qu'un scapulaire. Le roy auprès de qui je suis ne poura m'empêcher de courir vous remercier. Personne ne poura me retenir. Ce n'est pas assurément que j'aye besoin d'être mené en lesse par vos faveurs, et je vous jure que j'iray bien me mettre aux pieds de votre majesté sans ficelle et sans ruban. Mais je peux assurer votre majesté que le souverain de Lunéville a besoin de ce prétexte pour n'être pas fâché contre moy de ce voiage. Il a fait une espèce de marché avec madame du Chastellet, et je suis moy, une des clauses du marché. Je suis logé dans sa maison, et tout libre qu'est un animal de ma sorte, il doit quelque chose au beaupère de son maître. Voylà mes raisons sire. J'ajouteray que je vous étois tendrement attaché avant qu'aucun de ceux que vous avez comblez de bienfaits, eût été connu de votre majesté et que je vous demande une marque qui puisse apprendre à Lunéville et sur la route de Berlin que vous daignez m'aimer. Permettez moy encor de dire que la charge que je possède auprès du roy mon maître, étant un ancien office de la couronne qui donne les droits de la plus ancienne noblesse, est non seulement très compatible avec cet honneur que j'ose demander, mais m'en rend plus susceptible. Enfin c'est l'ordre du mérite, et je veux tenir mon mérite de vos bontez. Aureste je me dispose à partir le mois d'octobre, et que j'aye du mérite ou non, je suis à vos pieds.
V.